PENN AR BED.
Dans les quartiers les moins détruits de Brest bombardé, les rues sont étroites, parfois tortueuses. Les maisons en pierres sont de dimensions et de styles variés qui reflètent l'évolution du goût des siècles passés. Les toits d’ardoise bleue épousent le ciel ou la mer selon l'angle où on les découvre.
Dans les quartiers rasés, les immeubles neufs, en béton sont rangés comme à l'armée. Rien ne dépasse. Un peu d'originalité a poussé aux plus récents, qui brise l'uniformité. Souvent dédiés à la culture et aux arts, ils cherchent l'applaudissement. L'approbation du plus grand nombre leur vient sur le tard. Quand le choc de la découverte de leur audace est passé. Les rues sont larges et se coupent à angle droit. Impersonnelles. On rêve que ce soit l'esprit à la taquinerie que les urbanistes ont dessiné des ronds-points dans les angles-droits.
Intimidé au-dessus de cette blanche architecture d'après-guerre, expéditive et sûre d'elle, le ciel hésite tout le temps. Un jour de nuages, un jour de pluie, un jour de vent, un jour tout beau bleu. Une heure joyeuse et la suivante grise. Et s'enfuit, le ciel, avec ses nuages poussés par les brises d'ouest et les marées. Les maisons brillent. Blanches avec les ombres tracées à la règle de leurs toits de zinc. Grises, luisantes, les contrastes évanouis les jours de crachin et sous les grains.
Le soleil et la vie, les vieux les portaient jadis sur les plastrons de leurs costumes. Astres et triskels en fils de lumière jaune pâle ou bouton d’or, brodés dans le gros drap noir, gris-bleu ou beige de leurs costumes traditionnels. Leurs boutous-coats claquaient sur les dalles. Leurs bragou-braz bouffants revendiquaient la fierté des hommes. Les coiffes rivalisant de finesse, d’habileté et d’ampleur clamaient la fierté des femmes. Tous disaient :
Je suis de Cornouaille. Je suis du Léon. Je suis du Trégor.
Vois, je suis de ce village et je le montre haut et fort !
La pluie et le vent lavent les façades, les visages et les coeurs. Ils font propres les esprits et les âmes de ceux qui y prêtent un peu d’attention et y consentent.
On n’aime les taches ni sur le blanc des coiffes ni sur la pureté des intentions.
C'est autant l'Océan que l'Hermine des Ducs de Bretagne qui nous rappellent « potius mori quam foedari ».
Plutôt mourir qu’être souillé.
Plutôt la mort que la souillure.
Au pied de Brest l'Atlantique sort du goulet de la rade comme un nouveau-né du corps de sa mère.
La rade se masque de contre-jours, de brumes et de rochers découpés. On en voit tout le tour quand il fait clair. Le Finistère semble n’avoir pas osé lancer du premier coup l'Océan jusqu'à l’infini. Il a commencé par une petite graine fertile, un bout d’essai retenu entre ses doigts : la Rade.
Elle est superbe. Les grandes personnes l'affirment, et avec quelle autorité, les yeux brillants, se tenant bien droit, le ton ferme avec le rude et sec accent de Brest, 'ti zef, Breton parmi les Bretons.
Cheminant en ville, la rade n'est pas visible de partout. Seulement lorsque les rues y descendent. Parfois le visiteur oublierait qu’elle est là. Les Brestois ne pensent pas tout le temps à la mer. Elle est en eux. C’est l’océan qui rend l’air si vif, si léger. Qui leur met de la transparence dans les yeux et leur fait les joues rouges. C’est le vent de mer qui sèche le linge si vite quand il ne l'enroule pas serré autour de sa corde. Le vent salé qui tient à petite taille les arbres trop exposés. C'est lui qui fait flotter le Gwenn-A-Du et le Bleu-Blanc-Rouge d'égale façon.
Lorsqu'il faisait assez chaud, l'été, aux vacances scolaires, nous allions nous baigner à la plage Saint-Marc. Plus grève que plage avec ses galets au pied des rochers. A l’arrêt de Saint-Martin nous prenions le trolleybus qui plongeait vers le Moulin Blanc et la plage dans le creux de la Rade. Tantôt avec mon grand-père maternel, Joseph. Tantôt avec mon oncle Yves et son fils aîné, Roger, mon cousin germain. Le sable mêlé de vase et de galets n’était pas un modèle de perfection. Mais cela n’enlevait rien au plaisir d’y courir, même lorsqu'une boulette de goudron se collait sous un talon. Au retour les mémés finissaient de nous nettoyer les petons avec un chiffon huilé.
L'eau était fraîche et claire. Appelant les adultes pour qu’ils nous voient faire, on plongeait depuis le massif chaland rouge et blanc échoué là dans ce but. En fin d’après-midi le soleil étendait sur la plage l'ombre froide des pins et des rochers en surplomb. Il donnait le signal du retour. Chacun avec son moyen de transport se dirigeait vers les abords du port, de la gare, ou remontait vers le haut de la ville.
Un jour Roger eut un petit frère et moi un second cousin.
Mais entre-temps nous étions devenus grands.
Nous n’allions plus guère à Saint-Marc.
Puis la plage fut comblée de terre, bétonnée, goudronnée, et devint un, puis deux, ports de plaisance pleins de bateaux en plastique, sans âme et qui ne naviguent pas plus que quinze jours par an. Ils ont été achetés à crédit pour avoir plus grand que les voisins du quartier. On dirait que les grands comptent sur la longueur de leur rafiot comme dans leur enfance ils mesuraient leurs zizis. Amarrés là, les canotes, un peu bêtes, se dandinent d’un bord sur l’autre. Alors le vent d’Ouest, qui s’ennuie quand les voiliers n’envoient pas la toile, joue à cliqueter les drisses et siffler les haubans.
Le tonton Yves était un pur paysan d’Ar Koad, l’Ar-Goat, l’Arcoat. La Bretagne des terres et des bois. L'oeil vif et malin. Taillé pour prendre les difficultés de la vie à pleines pognes.
Le dur, ça le connaissait. Il en fallait du courage pour aller à l’école distante de plusieurs kilomètres, les pieds dans les boutou-coats, les sabots. L'été sous le soleil comme hiver sous la pluie et dans la boue du chemin. Monsieur le recteur leva l’excommunication qu’il lui avait jetée s’il ne venait plus au cathé, comprenant qu’il était inhumain de lui imposer tant de kilomètres aller-retour pour suivre le catéchisme le dimanche.
A son époque on allait à l'école tous les jours du lundi au samedi. Et le dimanche, à la campagne, s’il n’y avait rien à faire pour la maisonnée, les bêtes ou dans les champs, c'était bien… le diable !
L'oncle Yves avait tout vécu pour devenir un vrai patriarche, chef rassembleur de son clan. Y compris faire le pain quand la campagne elle-même dort encore. C'en avait fait un sportif. Petit, trapu. Solide. Le poil devenu gris. Humble mais fier. Sans complexes vis à vis d'autres branches de la famille, citadines, plus à l’aise, où les enfants restaient plus longtemps à l’école. Où on n’avait ni les ongles noircis par la mécanique ni les sabots crottés par la boue des chemins de fermes.
Il avait épousé ma marraine.
Avec elle nous étions tendrement rassurés.
Avec lui nous étions en sécurité.
Il était Pompier sauveteur.
Plus jeune que mes parents, Yves était une sorte de très grand frère qui faisait respecter des règles âpres mais toujours humaines et justes. Il nous protégeait tout en nous apprenant à nous débrouiller seuls.
Sa sévérité me faisait un peu peur. Mais je savais qu’il asseyait son expérience sur une vie rude et honnête. Je vis qu’il prenait des décisions équitables Il n’autorisait aucun caprice.
Habitué à n’en faire qu’à ma tête je voulus d’abord continuer ainsi. Il m’opposa vite de solides limites et des punitions cuisantes. Puis son autorité me plût. Je trouvais un modèle stable en cet adulte qui savait me dire non.
Il aimait souligner qu’en Breton le nom de sa famille, Mével, signifiait "valet", une modeste origine, tandis que celui de mes parents indiquait une situation supérieure. Lui le valet, eux le cerf et par extension le cimier du chef, le chef lui-même. Les Caroff avaient eu une plus belle maison, une plus puissante voiture, la télévision avant lui. Aussi jubilait-il parce que le nom de sa famille se montrait pérenne, tandis que l'autre tendait vers sa disparition faute de descendance. Il avait construit sa maison petite mais solide. En face, la grande demeure serait bientôt vide. Il tenait sa revanche sur la généalogie.
D'autant qu’un des petits-fils du valet acheta la maison du chef !
Mon père était parti en Asie avant que j'eus l'âge de me faire des souvenirs de lui, vers la fin de ma première année. Ma mère l'avait rejoint peu après.
Ils étaient revenus du Viet Nam dix ans plus tard, dans ma onzième année. Très souvent absent pour sa carrière, même depuis son retour d’Asie, il veilla à mon instruction mais ne me dit jamais de quelle manière ni à quel point je comptais pour lui. De retour, ils montreront mille photos du Viet Nam. Sur ces images grises, leurs amis, du même âge, avaient leurs fils avec eux...
Je ne le connaissais pas.
Il ne me connaissait pas.
Lui absent, mes grands-parents m’avaient trop souvent laissé aller et faire à ma guise. Probablement embarrassés par cette charge, cette responsabilité excessive de devoir modeler seuls ma personnalité, ils n’osaient pas prendre des décisions fermes. Peut-être pensaient-ils que mon éducation n’était pas de leur ressort. J’ignore ce dont parents et grands-parents étaient convenus.
Ne pouvant deviner ce que mon père aurait décidé s’il avait été à la maison, ne voulant ni se comporter autocratiquement comme lui, ni déplaire à leur fille unique, ma mère, mes grands-parents me laissaient souvent à mes caprices, ou ne parvenaient qu’avec peine à les canaliser.
N’atteignant pas de façon lisible les limites de leur autorité je ne pouvais distinguer ce qui m’était interdit de ce qui m’était permis. Je me lançais à l’assaut des adultes, multipliant bêtises et provocations, pour connaître les bornes du possible.
Plus tard quand il fut de retour du Viet Nam, critiquant injustement mes grands-parents, mon père ne faisait que les confirmer dans leur inquiétude. Ils le savaient pour le moins sanguin, élevant terriblement la voix, roulant des yeux exorbités. Par d’inopportunes remarques, il blessait mon grand-père maternel dans son statut d’homme le plus âgé de la maison.
Ses colères brusquaient ma grand-mère et me terrorisaient sans rien m’apprendre d’utile. Au contraire je me mis à me détester, puisque fatalement j’allais lui ressembler en grandissant. Cependant, lui ne pouvait guère m’aimer car je ne lui ressemblais quasiment en rien. Il avait la gifle prompte et ne se préoccupait pas qu’il y eut du public ni que ce fut vraiment mérité.
Ma mère trouvait que son époux était assez exemplaire.
Elle avouait un peu partout qu'elle aimait son mari plus que son fils.
Fatalement cela devait m’être répété.
Tôt ou tard.
Un jour ce fut fait, qui brisa mes illusions. Il peut être normal qu’une mère préfère son mari à son fils. Je crois qu’un enfant ne peut comprendre cela que si on l’y prépare, mais non si cette révélation lui est assénée comme un coup de gourdin.
Vous êtes ici chez moi !
Ainsi répliqua un jour l'époux modèle à son beau-père, mon grand-père maternel qui pourtant avait suivi les étapes de la construction de la maison neuve quand son gendre était en Asie.
C'en fut terminé de l’unité familiale.
Mes grands-parents prirent leurs repas au rez-de-chaussée et mes parents à l’étage. Mes grands-parents maternels ne parlaient plus à leur gendre. Seulement lorsqu'ils ne pouvaient faire autrement. Ma grand-mère me prenait à témoin de la détestation de son gendre. Comme ils avaient accompagné ma petite enfance, mon cœur penchait pour eux. Malléable.
S'il pleuvait lorsque nous nous rendions sur la tombe de son époux et de ses parents, ma grand-mère maternelle :
Il pleut sur leurs pauvres ventres, ils doivent avoir froid.
Elle paraissait le penser vraiment. Elle était triste et m'éduquait aux choses essentielles, me donnait le sens de la continuité des générations et de l’unité de la famille.
Pris entre eux quatre je conçus de quitter la maison familiale dès que possible.
La majorité était à vingt-et-un ans.
Leurs tombes ne reçoivent plus guère de visites. Il pleut sur leurs ventres. Ils ont froid.
Je cherchais les règles de la vie et un père pour me les enseigner. L'oncle Yves correspondait à ce portrait, mais il était déjà un oncle, sans doute ne pouvait-il pas être tout à la fois ?
Je cherchais un père autoritaire et juste, de qui recevoir affection, éducation et instruction. Un père à imiter. Un père à aimer. J'avais envie de dire Papa avec plaisir et gourmandise. Pas avec crainte bien que ce soit mieux que de ne pas du tout pouvoir le dire du tout. Savourer le mot en bouche comme un bonbon, et sa signification comme une lumière enveloppante. Comme une musique, les notes simples de ce mot universel et prodigieux.
Pour lui j’aurais adoré réussir. Rien que pour lui faire plaisir et honneur. Pour qu’il soit fier de son fils puisque c’est ainsi qu’on m’avait appris. Je n’avais aucune ambition pour moi mais j'aurais trouvé à en avoir pour lui faire honneur. J’avais vu des plans auxquels il travaillait. Il les avait apportés à la maison pour les achever. J’étais en admiration devant leur précision, leur netteté. Les flèches étaient fines, acérées.
C'était décidé, je ferai moi aussi des plans plus tard, et je ferai mes flèches fines et droites comme les siennes.
Ce que je fis ! Puis plus rapidement tracées, les flèches demeurèrent fines mais moins symétriques.
Le voulais l'aimer mais c’était toujours à côté.
Il voulait m'aimer, sans doute, mais je ne comprenais pas ses intentions. Ou trop longtemps après.
Nous nous parlions mais ne nous entendions pas. Il y avait toujours un malheureux décalage entre l'intention et la prise de conscience qu’elle avait eu lieu.
Pendant les repas il faisait silence d’un brutal tchhhhhh ! pour écouter la télé qui régna toujours en bout de table. Les actualités, les poules de rugby ou les résultats de foot avaient la priorité sur toute autre conversation à moins qu'il s'agisse des devoirs ou des leçons, qu'il suivait et contrôlait avec une admirable régularité quand il était là.
Tant que mes parents étaient au Viet Nam, j’avais deux Pères pour moi seul.
Mon arrière-grand-père et mon grand-père maternels.
Quand ils furent revenus, je n’en eus plus du tout… Mon arrière-grand-père s'en était allé deux ans avant leur retour et mon grand-père se voyait déchu de son rang.
Alors j'avais pour les autres hommes d’âge mûr des regards d’espoir. Puisque ce père ne veut pas de moi, il s’en trouve peut-être un quelque part ?
A Brest les rues changeaient sans cesse, d’apparence et même de nom.
Je pensais que les Brestois étaient des citadins instables qui, ne sachant pas quelle architecture ils voulaient pour leur ville, essayaient toutes sortes d’idées.
La guerre avait détruit des quartiers entiers. Peu à peu, il fallait reconstruire.
Ce fut long. Est-ce même achevé ?
En de nombreux endroits, dispensés d’un urbanisme ancien épargné par les siècles et les guerres, les Brestois pouvaient voir l'avenir de leur cité sans autres contraintes que celles du terrain vallonné et bloqué du côté de la mer. La seconde guerre mondiale n'était encore pour moi qu'une dramatique abstraction qui n'avait pas encore sa place dans les livres d'histoire.
Place de la Liberté des morceaux de statues de bronze semblaient encore gésir à l’endroit où un souffle les avait mises à terre. La bouche muette et sombre de l'abri Sadi Carnot étouffait à peine les hurlements des Brestois prisonniers de ce piège mortel où ils s'étaient laissés conduire pour être protégés des bombardements. Les abords étaient restés quasi bruts depuis les bombes, devant la bibliothèque municipale. La réalité des morts nous était tue. Seuls ici et là de noirs blockhaus ébréchés mais quasi ineffaçables, dénonçaient le passé récent par leurs ferrailles affleurantes.
Construire, construire, reconstruire…
Bloqué du côté de la rade et de l’Océan, Brest s’est étendu avec gourmandise vers l’intérieur des terres. En peu d’années les champs sont devenus lotissements banaux et zones industrielles ou commerciales.
Parlant de son Brest en guerre, mon père mettait tant de grandiloquentes majuscules pour marteler la solennité de ses propos que cela m'empêchait de comprendre la simple réalité bien plus déchirante que ses paroles emphatiques. Il voulait m'intéresser à lui, à la ville, à la Bretagne. Mais ses mots avaient la brutalité tonitruante qui fait baisser les yeux et la tête des enfants à cause de la gêne qu'elle suscite sans rien apporter qui soit pédagogique, ni même audible.
Plus il criait au drame et moins je pouvais l'entendre bien que sur le fond il eut partiellement raison.
A force de crier Brest, Brest, Brest, Moi, Moi, Moi, il me donnait de plus en plus l'envie de n'entendre nommer que plages du débarquement, Calvados, Normandie, Picardie, Marne, Oradour, Guernica, Varsovie, Dresde, Auschwitz, Kolyma. Indiens d’Amérique.
Tous les drames du Monde sauf Brest !
Parrain et grand-père n'employaient nulle emphase pour qualifier la boucherie de 14-18. Ils n’en disaient rien, de leur propre volonté. Questionnés, ou entre grandes-personnes, ils ne se racontaient que par petits bouts sans se donner le beau rôle. Et plus tard, la bataille de la Somme et les tragédies de Picardie ne me furent pas non plus décrites avec de grandiloquentes majuscules. Et pourtant…
Ce n’était ni la faute de Brest ni celle des Brestois. Juste celle d'un père souvent absent qui, n’ayant pas le temps de chercher des nuances, usait de raccourcis en forme de violentes caricatures.
Elles heurtaient ma sensibilité et produisaient l'effet inverse de celui qu'elles visaient.
Le Brest bombardé renaissait comme il le pouvait dans des baraques et toutes sortes de constructions provisoires. Même les armoires et les bahuts des familles sinistrées étaient provisoires, en bois de caisse peint en blanc. A l'intérieur subsistaient des inscriptions comme on en met pour distinguer le haut du bas et indiquer l'expéditeur, le destinataire, le contenu. C'était ça ou un exode de plus sans espoir de retour.
Des baraques, il y en avait partout à Brest.
Place Guérin on allait dîner dans des baraques en planches noires posées sur des blocs de ciment. Les gamins que nous étions, regardions sous leur plancher. Dans le noir où se réfugiaient les chats évadés, nous imaginions des silhouettes et des bruits. Des créatures mystérieuses. Dangereuses. Attirantes.
Montant quelques marches de bois brut, on découvrait une salle que les convives installés dans la fumée des pipes et des Gauloises rendaient chaleureuse. Réconfortantes tables revêtues de petites nappes vichy rouge et blanc. On mangeait des crêpes de froment, au beurre salé et au sucre. Des galettes de blé noir, de la bouillie d’avoine et des grosses pommes de terre qu’on prenait à la cuiller et trempait dans un bol de lait aigre. Du laiz ribot, c’est plus joli en Breton. Qu’on le nomme babeurre ou lait battu, son goût aigrelet déconcerte les étrangers à la Bretagne... Traditionnellement, en pays celtes comme aux Balkans, il est issu du lait frais ou fermenté après la fabrication du beurre de baratte. Les pommes de terre, un peu gratinées, y laissaient des yeux.
Ce n'est pas qu'on ait adoré ce mélange.
C'est qu'il s'en est enfui avec notre jeunesse.
Avec le vieux Brest. Avec nos grands-parents et leur parler bretonnant.
Sur la même place l'école Guérin semblait n'avoir pas trop souffert de la guerre. Dans mes souvenirs, elle avait gardé belle allure. Ou repris, après réparation des dégâts, plutôt. Elle bordait la place sur tout un côté, précédée de jolies marches qui la mettaient en valeur. Un bâtiment central séparait, me semble-t-il, d'un côté la cour des petits-petits et de l'autre celle des petits-plus-grands... Peut-être s'agissait-il dans le passé de séparer filles et garçons.
Les vastes salles de classe étaient éclairées par de grandes fenêtres et à peine ombragées sous de grands tilleuls. Les préaux sonores nous abritaient quand il pleuvait.
Chaque instituteur avait sa personnalité et nous accompagnait au moins tout au long d'une année scolaire. Trop appris à bien travailler pour faire plaisir à mes parents, à mes grands-parents, à Parrain, je croyais devoir travailler pour faire plaisir à l'instituteur. Quand celui-ci était réceptif, l'année coulait merveilleusement. Mais le contraire exista aussi...
Je confondais les sentiments. Quand j'aimais l'instituteur, de la même manière que j'aimais les membres de ma famille, selon ma logique je souhaitais sentir chez lui des marques réciproques. Si elles ne venaient pas je me montrais espiègle et indiscipliné pour attirer son attention.
Hé, je vous aime ! Pourquoi ne m'aimez-vous pas ?
Plus j'étais puni, plus je cherchais à être aimé. D'autant qu'autour de moi il n'y avait ni père ni mère à qui offrir mes débordements affectifs.
Grâce, je crois, à Parrain qui m'avait appris à lire de bonne heure, j'avais deux ans d'avance sur les autres élèves. Le conseil convoqua mon grand-père. On proposait de me faire redoubler de façon qu'avec l'âge me vienne un peu plus de maturité. J'étais un enfant perturbé. J'ignore si on fit le lien entre l'absence de mes parents depuis mon très jeune âge, mon immaturité et mon indiscipline. On me fit passer des tests qui conclurent à ce qu'on appelait alors "un coefficient intellectuel au-dessus de la moyenne" et qu'on recentre maintenant sur de la précocité. Je n'eus même pas conscience de ce qui suivis. On me fit passer un examen d'entrée en sixième. Réussi largement. On essaya de me faire changer d'école. Finalement on me fit doubler la dernière année de primaire. Catastrophique, naturellement.
Grand-père ou grand-mère me conduisaient à des rendez-vous avec un psychologue.
Je ne sais pour quel résultat.
C'était mal parti...
Mon besoin d'aimer et d'être aimé l'emportait sur tout.
Ce n'était pas que je ne veuille pas apprendre. Non.
Je n'avais pas le goût d'apprendre.
Pour qui, pour quoi apprendre puisqu'on ne m'aimait pas en retour et puisque ça ne faisait pas revenir mes parents ? S'ils étaient partis sans moi cela voulait dire qu'ils ne m'aimaient pas.
Ce devait être une punition et signifier sans doute que j'étais méchant. Alors, si tout était écrit, à quoi bon travailler ?
Mes grands-parents devaient être inquiets.
Quelque peu perdus devant un tel comportement.
Qu'avaient-ils compris ?
Par quel magie, autre que celle des gènes, expliquer qu'un autre enfant, né en 1906 à Allègre avait très exactement le même comportement ? Oh, pas à cause du manque de ses parents. Une autre absence s'obstinait à l'entraver. Il cherchait à être aimé. Aussi maladroitement. Il me le dira, si souvent.
Dans les classes de monsieur Cassin et de monsieur Lémeillat je fus bon élève. Peut-être avaient-ils deviné ce paradoxe bien connu de certains adultes pères ou mères de famille mais incompréhensible des autres et des enfants eux-mêmes, qui conduit à se rendre insupportable dans le but de dire qu'on a besoin d'être aimé et qu'on aime. Avec eux la sympathie instaurée, j'étais sage, attentif et obtenais de bons résultats.
Avec d'autres instituteurs, et plus tard d'autres professeurs aussi.
Sinon je dégringolais subitement dans les classements, sauf en français et surtout en dessin où je raflais les prix car ces deux matières me permettaient de m'exprimer.
Monsieur Cassin avait une âme d'artiste. Il décora les murs de la classe de belles compositions illustrant des contes de fées. Il les exécuta avec des craies de couleur, je crois, ou des pastels. Les couleurs étaient tendres, transparentes. Les murs n'existaient plus. la salle s'ouvrait sur des forêts et des paysages enchantés. Le dernier jour de classe avant les grandes vacances, Monsieur Cassin nous lisait une histoire. Nous écoutions, emportés par sa voix. Un jour il apporta une mandoline et nous joua quelques airs savants.
Il fallut quitter nos instituteurs pour le lycée.
Adieu, la place et l'école Guérin.
Le lycée de Saint-Marc était composé de baraques. Lui aussi. Certaines en préfabriqués de ciment. D'autres en bois.
Puisque je n'avais toujours pas compris qu'études et affection ou tendresse n'ont rien à faire ensemble, je travaillais bien avec les professeurs avec lesquels s'établissait un rapport de sympathie, et mal avec les autres.
Au lycée de Saint-Marc, l'hiver les poêles tiraient mal. Les parents protestaient, pétitionnaient, défilaient pour que monsieur le Maire, avec sa baguette magique à faire de l’argent sans augmenter les impôts, construise des vraies écoles en pierres pour les enfants si exposés au froid et aux fumées.
Nous, nous étions heureux dans nos classes en planches et si l’hiver nous gardions nos manteaux cela ne nous gênait pas du tout et apportait de l’inattendu.
Le plancher gonflait avec l’humidité et les variations de température. Un jour, alors que nous étions déjà à nos tables, le professeur de mathématiques, monsieur Lazennec, poussa la porte pour entrer. Les élèves qui, comme moi, n’étaient pas très bons en algèbre, le respections et redoutions à la fois. Sérieux et excellent pédagogue, il était de ces enseignants qui nous en imposaient, même simplement du regard.
Tandis qu’il la poussait juste assez pour passer, la porte se bloqua sur une planche.
Le professeur la heurta de l’épaule, et, distrait, lâcha :
Oh pardon, excusez-moi !
Rires discrets de toute la classe.
Dès ce jour, puisque j'avais vu qu'il recelait quelque petite faiblesse, je l’aimai plus que je le craignis !
De là à travailler deux fois mieux… ?
La suite de l'année scolaire me donna une autre raison de l’aimer.
Il anima des après-midis de ciné-club.
Dans une salle de classe en panneaux de ciment, tout aussi provisoire que les salles en bois, il nous projetait des films en noir et blanc. Le projecteur cliquetait autant qu’il pouvait pour égaler la bande son des films, mais comme notre projectionniste amateur savait nous faire aimer ce cinéma gris ! Regain, Farrebique, c’était avec vingt ans d’avance, sur toute la problématique du Monde Paysan qu’il nous ouvrait les yeux ! Depuis, et grâce à lui, plus jamais un soc, un beau sillon bien tracé et retourné, un blé-froment qui lève, les grains au creux de la main, ne nous sont restés indifférents.
On riait tous de bon coeur quand "ça faisait Hop !"
L'émotion me met toujours la larme à l'oeil quand Gaubert-Edouard Delmont, paralysé sur sa chaise, dit à Panturle-Gabriel Gabrio de tendre le bras sous son lit. Je fonds lorsqu'il en retire un beau soc lisse et brillant et me liquéfie écoutant les explications de Panturle. Ce soc est le dernier que ses pauvres mains ont forgé. Dernier soc pour la charrue du dernier Paysan qui, revenant au Pays, va tenter de redonner vie à la terre devenue poussière sèche. Regain.
Et encore voyant le colosse faire couler une poignée de blé nouveau au creux de la paume du vieux Gaubert qui se meurt. La main fermée sur la bonne graine.
Je crois bien qu'à la fin du film on se séchait tous les yeux. Discrètement. Sans rien oser dire.
Le professeur aussi, peut-être. Surtout s'il sentait que ses belles intentions avaient touché nos coeurs.
Avant de nous faire réfléchir pas ses questions sur ce que le film nous apprenait.
Ce qu'il fallait d'amour pour les enfants, aux professeurs de cette époque, pour nous enseigner et éduquer aussi généreusement. Bénévolement.
Nous laissant le soin ou la chance de le deviner.
Je manquai un jour d’égard envers la professeur d’Espagnol. Elle me réprimanda, me rappelant au respect.
Je lui répondis « le respect se mérite... »
Murmures dans la classe !
Je blêmis m’attendant à une forte sanction à la hauteur de ma répartie. J'avais conscience de ne pas avoir tout à fait tort sur le fond mais qu’il n’est pas admissible de faire perdre la face de cette façon à un enseignant devant toute sa classe. La professeur me demanda de rester avec elle à la fin du cours et poursuivit la leçon.
Une fois seuls elle me parla et me permit d'expliquer la raison de mon irrespect à l'origine de cette affaire. Elle était arrivée en retard et n'avait présenté ni regret ni excuses aux élèves qui l'attendaient. Le huis clos me donnait déjà la leçon qu'elle ne souhaitait pas m'abaisser devant mes camarades tandis que je n'avais pas exprimé ma désapprobation aussi discrètement. Elle comprit que je l'aimais bien et que j’avais sans doute été déçu par quelque attitude qui m'avait parue d'un niveau inférieur à ses qualités.
Elle avait exprimé une juste autorité.
J'étais conquis et désolé d'avoir été si injuste.
Je sortis de la classe frissonnant d'émotion, plein de gratitude envers cette enseignante qui m’avait fait avancer, progresser, comprendre les limites que la vie en société autorise à chacun. Connaître les bornes de la liberté permet d'en utiliser mieux tout l'espace.
Je devins un élève très attentif à ses cours. Pour faire plaisir à la professeur d'Espagnol, au baccalauréat j'intervertis les deux langues vivantes que j'avais choisies, et pris l'Espagnol comme première langue, l'Anglais régressant en seconde place.
Lorsqu'une belle école remplaça les baraques du lycée de Saint-Marc, je l'avais déjà quitté pour Paris.
Revenant à Brest je ne reconnus ni la cour, ni les préaux, ni les classes, ni les terrains de sport. On avait mis du neuf à la place de nos souvenirs, qui fera des nouveaux souvenirs aux enfants d'aujourd'hui, mais dépourvus de la familière affection des nôtres.
L'âme du lieu s'en était allée rejoindre les majuscules de La Reconstruction, de La Consommation. De toutes les façons il faudra toujours plus beau, plus grand, plus nouveau aux adultes. Quoi qu’on leur donne il leur faudra toujours autre chose et toujours davantage. Ils ne peuvent pas être satisfaits puisqu'ils courent après l'âme des choses qui fuit de nouveauté en nouveauté, ne tient pas dans la quantité mais vient avec le temps, comme la patine.
A l'époque du lycée, mes parents revenus d'Asie, le Jeudi, quand j'avais fini mes devoirs, passé l’aspirateur sur le parquet et le chiffon sur les meubles, je traversais Brest non sans quelques détours et filais au Cours Dajot.
J'allais attendre la sortie des bureaux, à la rencontre de ma mère.
Je me plantais en haut du grand escalier double qui remonte du port de commerce et que le cinéma noir et blanc a rendu célèbre.
Le grand escalier à la cime duquel Gabin, à Michèle Morgan :
T'as d'beaux yeux tu sais !
Elle : Embrasse-moi.
Le Quai des brumes était là, tout entier.
Facile de plonger dans Prévert... Barbara et Le Quai des brumes en un même regard vers la rade.
Appuyé sur la rambarde en fonte, je rêvassais en attendant. La rade changeait de couleurs, lisse et brillante comme une lame sous le soleil ou vibrante et sombre comme une inquiétude glacée dans le vent.
De là j’apercevais parmi les balises noires, vertes, rouges ou en damier, échouées sur les quais, un petit point qui tournerait l’angle de l’immeuble des Ponts et Chaussées et se dirigerait vers le pied de l’escalier. C'était ma mère. Dès qu'elle était assez proche j'agitais le bras et elle me répondait de même. J'imaginais à ses lèvres le plus joli des sourires. Quand elle arrivait en haut des marches on échangeait un bisou et des nouvelles.
Parfois, s'il n’était pas tard, nous allions bras dessus bras dessous manger une noix japonaise. Solange, la vendeuse, ravissait ma mère en lui faisant des compliments sur son grand fils. Elles parlaient de mon père en déplacement en Angleterre, en Amérique, à Paris, Toulon ou Cherbourg, et de leur passé à Saigon.
Cela me remplissait de perplexité.
Pourquoi un père aussi prodigieux était-il parti si peu de temps après ma naissance, tôt rejoint par son épouse, et avait séjourné si longtemps en Asie ? Pourquoi des photos montraient-elles d’autres couples avec leurs enfants près d'eux ? Pourquoi, revenu du Viet Nam, était-il de nouveau aussi rarement à la maison ?
Pourquoi, lorsqu’il était de retour, de chevalier servant de ma mère, je retombais au rang ordinaire de gamin, son mari reprenant sa place d'empereur légitime ?
Adolescent, je n'avais encore jamais eu de papa-pédagogue dans mon entourage proche à qui confier mes troubles et demander mon chemin. Un exemple à imiter.
Je n'osais jamais poser de questions sur l'absence de ce père ou tout autre sujet délicat touchant aux transformations par lesquelles passe un garçon.
J'étais trop enfant quand Parrain, mon arrière-grand-père, est parti.
Pas assez éveillé, à treize ans quand mon grand-père maternel s’en alla.
Mon père était trop souvent absent pour que se noua une intimité, un lien étroit et qu’il nous parut naturel d’aborder des questions délicates.
Un soir, à l'improviste il me prit les deux avant-bras et me fit gentiment compliment de ma constitution. Surpris de ce soudain et inhabituel contact physique, je me dégageai et du même geste lui tapait les mains. Aussi stupéfaits l'un que l'autre. Je me réfugiai dans ma chambre. Nulle leçon ni explication ne vint apaiser mon trouble ni tracer une perspective éducative enrichissante.
A l'occasion d'une fête de la Toussaint, nous entrions, mon père, ma mère et moi dans le cimetière de Kerfautras les bras chargés de pots de fleurs. Ma mère entre nous deux. Mon père dit soudain que je ne savais pas arranger "mes fesses de devant". Après autant de discrétion, de perspicacité, de tact dans des mots aussi naturels que sobres, il n’y avait plus qu’à tirer l’échelle. En rougissant de confusion.
Un été, assis sur la plage, en maillot de bain, j’étais en appui sur mes bras tendus derrière mon dos. Je devais avoir dans les seize ans.
Mon père arriva derrière moi et commenta la laxité "tu as les bras qui se plient en dedans comme les gonzesses".
Paf ! Dans le mille !
Il avait l'art de mettre dans le mille. Adulte sûr de lui, bien dans sa peau, qui se voit toujours en beau jeune gymnaste tout en muscles et ne sait pas que voir en moi.
Dans le mille, pour l’ado trop sensible qui ne sait pas encore en quoi se voir.
A cette époque et à cet âge l’ado n'avait jamais entendu la comparaison avec le homard qui mue. Cela aidera les générations suivantes et les adultes que nous sommes devenus.
Trop tard.
Espoir en demain ? On n’a confiance en demain que lorsque c’est devenu hier, qu’on sait à quoi s’en tenir, bon comme mauvais, qu’on s’en est nourri, construit, qu’on a tiré un trait dessus ou dessous.
Mais peut-être ce père n'était-il pas en règle avec lui-même et sa propre éducation pour stagner en une telle incapacité de parler à bon escient à son fils ! Son père, le grand-père Caroff, avait été marin en Indochine et en conserva d'étroites références et habitudes, sombrant dans l'alcoolisme faute de savoir occuper son temps.
Nous répétions l'histoire.
Sans doute sans méchanceté, maladroitement, certainement à contretemps compte tenu de notre manque d’intimité complice.
Si seulement la mémoire voulait bien effacer d'aussi cuisants souvenirs.
Elle n'en fait qu'à sa tête, la mémoire.
Il était pourtant bien gentil avec moi, ce père. Je n’ai manqué de rien. Il m’a porté à bout de bras et payé des leçons particulières quand je me laissais aller à la facilité ou n’avais pas le goût à étudier. Il me félicitait pour mes prix de Français et de Dessin. Mais point d'affection, de tendres moments partagés, de complicité. Ou si peu. Il faisait son devoir de chef de famille avec constance. Il fut même fier de son fils lors de résultats d'examens et en diverses autres circonstances.
Fier de son fils. Mais de moi-vraiment-moi ?
Il faisait ce qu'il pouvait probablement, y compris pour que je fusse fier de lui.
De tout cela je lui suis reconnaissant.
Mon père était d’une autre trempe que moi. Gymnaste d’un bon niveau et sûr de lui, il se tenait bien droit, jeune homme fin et musclé quand il fréquentait ma mère, elle-même fort jolie jeune femme. Je les trouvais magnifiques réunis sur leurs photos prises en Bretagne ou au Viet Nam.
Tous deux.
Toute la famille se rappelait ce beau couple. Rien à voir avec le gros bébé que j’étais redevenu à dix-huit ans. Homard à la carapace molle, bourré de complexes qui ont la vie dure, semblent s’éloigner et reviennent en raz de marée dès que s’abaisse la garde.
Enfant j'étais léger, vif et souple. C'était au temps où Parrain et mes grands-parents veillaient sur moi en l'absence de mes parents. Le bonheur embellit.
Le retour de Saigon coïncida avec la mue du homard, le début d'une adolescence physique plutôt précoce tandis que dans ma tête demeurait le bébé.
Déclassé par ma mère au profit de son héros tout en muscles, je compensais à coup de boites de lait Gloria ou de lait sucré Nestlé, assis sur mon lit, plongé dans Jacques Prévert, Rutebeuf, Dali, Les Nuits du Bout du Monde.
Le vélo, la natation et la voile maintenaient un minimum à ma silhouette si on ne la comparait qu’au bibendum Michelin.
Une fois à Paris, je perdis vingt-cinq kilos sans même y penser.
Comment faire à cet âge pour continuer à apprendre et partager mes secrets, sans un papa-maître à bord tenant la barre d'une main ferme et nous menant avec bienveillance et maturité vers un amer sans équivoque ?
Je conçus que les grands-pères avaient probablement traversé les mêmes surventes, caché les mêmes secrets et que nous étions du même côté du mystère. Parmi les hommes, les plus âgés étaient logiquement ceux qui connaissaient le mieux notre secret. Depuis le plus longtemps.
Ils savaient sûrement mieux que moi comment n’en être pas écrasé. Ils savaient qu’en faire. Ils me l’apprendraient. Certainement.
Pour ces compagnons de peine je ressentis une attirance compassionnelle sans fond.
On verrait cela plus tard.
Il me restait une dernière haie à franchir avant de trouver une liberté hors de la famille. Petite, la haie, mais quand elle est assortie d’un résultat inconnu…
En classe de philo, au lycée De Saint-Marc, nous étions trop nombreux pour une seule classe, mais pas assez pour que le proviseur put en créer deux. La répartition par quartier me fit quitter le nid auquel j’étais habitué depuis la sixième, pour les grands bâtiments, froids, un rien staliniens, du lycée de Kerichen où je tombais du ciel quand déjà les autres élèves avaient choisi leurs voisins de table, pris leurs marques et leurs habitudes. Ma bouée de sauvetage fut ma prof de dessin.
Comme ma prof du lycée précédent, elle remarqua que je possédais quelques dons et me fit inscrire à des concours d’entrée dans des écoles de Rennes et de Paris. Elle me fit progresser et m’amena au niveau nécessaire.
Je me laissais mener dans la plus totale innocence.
Heureusement car ma prédisposition à être timoré m’aurait fait prendre peur !
Je fus convoqué, comme des centaines d’autres candidats, à Rennes et à Paris.
Etais-je à ce point ému que j’en conserve si peu de souvenirs ?
Je me rappelle avoir dessiné pour une épreuve des pots de porcelaine avec des motifs bleus, et pour l'autre des canards dont il fallait rendre la texture du plumage mordoré.
Des lettres parvinrent à mes parents.
J'étais admis à la fois à Rennes et à Paris. Treizième sur quelques centaines. Mais tout cela ne prenait valeur que si j’avais le bac en poche…
Ce qui fut fait en juin-juillet.
Lisant son nom sur les feuilles de résultats, mon père en fut heureux et le manifesta comme il put, d'une grande tape dans mon dos.
A cette époque on ne donnait pas le bac.
J'en fus sans doute aussi satisfait.
Soulagé moi aussi, qui n'eus jamais confiance en moi.
Maintenant, m'en aller. Loin.
J'en fus inquiet autant que content, à l’idée d’avoir à franchir sous peu, à la rentrée, une aussi large rivière des tribunes.
Naturellement les détails pratiques m’échappèrent…
Je passai, un été de rêve à peler du nez et du dos au soleil sur la plage de l’Île-Tudy. Aucun autre souci que faire du bateau et du vélo, regarder les étoiles allongé sur le sable.
Et alors ?
Alors quoi ?
Oui, et alors, les filles ?
Oouhh, pas mûr bébé !
Bon, d’accord pour le bisou, mais au-delà… A la rentrée j’ai du pain sur la planche, et le projet d’embarquer pour un continent mystérieux, Paris.
Alors, pas de bêtises !
Après un temps viendra l'autre.
A cette lointaine époque, ce que les étés en bande ont encore de bien, quand ça ne tourne pas au pire, c’est qu’il y a au moins un fils de riches qui a décroché son bac et à qui ses parents ont offert une voiture de sport ! Maintenant c’est différent. Tous les jeunes ont leur voiture avant le bac.
Gagné !
Dans une propriété voisine, un chic fils de bonne famille quimpèroise a plein de copines et une Triumph décapotable !
Je veux dire que, grâce à sa TR4 il a plein de copines.
Blanche ?
Blanche, la Trionf' ?
Ah oui, blanche, en effet.
Les soirs, rendez-vous à la boite locale. On pouvait y aller à pattes, pieds nus, par la longue magnifique plage qui va de l'Île-Tudy à Sainte-Marine. En blaguant et riant, ça se fait assez bien. Mais il faut revenir ! C’est moins sympa !
Mais en Trionf' décapotée ça change tout ! Trois, serrés devant, et trois assis sur la malle arrière. En général les amortisseurs n’aiment pas. Les gendarmes non plus. Mais en ce temps-là on ne fumait pas encore de choses bizarres et on ne se tapait pas trois bouteilles de vodka. La télé noir et blanc avec juste une chaîne ou deux ne montrait que des choses bien propres sur elles.
La gendarmerie n'était pas sur les dents.
On n'allait pas se rendre malade pour cinq kilomètres à cinq ou six sur une Trionf' blanche…
Le moteur criait fort et sec, même si on n'allait pas si vite. Île-Tudy, Combrit, Sainte-Marine.
Admis en formation au professorat d’arts plastiques, j’allais quitter Brest et les années s'entremêler.
Effervescentes. Imprévisibles. Une ligne droite en apparence. La réalité ?
Vinrent les jours qui raccourcissent et les nuits qui se font frisquettes.
Je pouvais opter pour Rennes.
Ce n’était pas assez loin.
Si mes parents avaient choisi le Viet Nam, je pouvais bien choisir Paris.
Pour un jeunot de Bretagne qui ne connaît pas grand-chose du monde, le saut dans l'inconnu était impressionnant. Impressionné, il l'était, le gros bébé aux bras de gonzesse, aux fesses de devant mal rangées...
Ce n’était pas "Paris à nous deux" !
Plutôt "courage, fuyons"…
Ma grand-mère n’ignorait ni mon attachement à mes arrière-grand-père et grand-père, ni le manque d’affection paternelle dans lequel le héros de ma mère m’avait laissé. Savait-elle mes tourments intérieurs et la solitude en laquelle je m'étais muré mis à part les copains d'école ?
Mes parents me donnèrent l'adresse d’un oncle et d’une tante à Clamart, en banlieue sud-ouest. Ils passaient les étés en Bretagne et, plus jeune, j’avais sans doute fait leur connaissance. Lui, avait travaillé dans l’imprimerie. Côté lecture je ne manquerai de rien.
Beaucoup plus secrètement, ma grand-mère me recommanda un mystérieux correspondant à Paris pour le cas où j'aurais le besoin impérieux d'un solide appui comme seul peut en apporter un ange gardien. Elle me donna un petit papier avec son nom et une adresse. J'omis de demander le lien que la famille de ce correspondant avait avec le café de la rue Massillon à Brest, avec les Corre, les Paul ou les Saliou. Pas avec les Caroff, c’est certain, puisque je devais garder cela pour moi et n'en point parler à mes parents. Rien de plus facile puisque c’était justement leur parler qui était difficile, voire hasardeux, et poussait à mon éloignement.
Mon père connaissait Paris comme sa poche pour y être souvent venu en mission…
Il m'accompagna par le train. Suivait une grande malle métallique, verte, spécialement achetée et remplie à ras bord de mes affaires marquées 191. Nous arrivâmes tous trois au bureau d'accueil du très chic lycée Jean-Baptiste Say, à Auteuil, où j'allais être interne.
A l'époque, avant un certain mai 68, un général-président croit nous protéger de la chienlit pour longtemps encore. Bientôt pourtant, à Nanterre, un mars n’annoncera pas que le printemps.
En ces temps, on nie encore qu’il y eut une guerre en Algérie, rien que quelques opérations de police. Pas de sang au Viet Nam, rien que de jolis agents orange et des feux d’artifice au phosphore. Pas de coup d’état en Argentine. Obote, Bokassa, Mobutu, Lumumba prennent soin de l'Afrique. En attendant mieux Ronald Reagan administre la Californie où les premiers Hippies se changent en fleurs.
En Chine et grâce à Lon Nol au Cambodge, les intellectuels vont bien. Au Tibet aussi. Calme plat en Hongrie, Yougoslavie, RFA, Espagne.
Ces étés-là nous danserons sur Santana, Purple Haze, A Whiter shade of pale. Bientôt les Beatles quitteront la scène. A Woodstock, dans les distorsions de Jimmy Hendrix, la bannière étoilée lâchera son napalm, généreuse contribution d’Harvard au bien-être vietnamien.
L'insouciance, pas vrai ?
Rien que de bonnes nouvelles du Globe...
D'autant que la construction du World Trade Center a commencé.
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