KER HEOL.
Sous les herbes et les joncs, des rus secrets où frétillent têtards, tritons et petits vairons traversent les prairies vers le fond des vallons.
Sur le flanc opposé de grands pins gémissent sous le vent et laissent leurs pommes mûres tomber, rebondissant de branche en branche jusqu'à terre. Les enfants les ramassent pour aider le feu à prendre dans la cheminée et pour le plaisir de les y entendre péter, pétiller, crépiter.
Ou pour fabriquer des animaux en les piquant de brindilles en guise de pattes.
A la fin des étés chauds les myrtilles éclatent à l'orée des forêts, le long des chemins creux. Elles sont vite avalées du bout des doigts qui bleuissent. Les grandes personnes les ramassent avec soin pour faire les confitures dont on aura plaisir à ouvrir les pots l'hiver suivant. Myrtilles, fraises des bois et mûres, chacune en sa saison, cuisent en jus colorés dans les grandes bassines de cuivre. A la surface nagent des nuages de bulles comme autant de promesses délicieuses. Les fermes et maisons des hameaux laissent toutes ensemble s'échapper de leurs cheminées des brumes sucrées.
Sortant vers l'est de Saint Rivoal la route remonte en direction de Botmeur. Là-haut, sous le soleil qui l'a baptisée, se cramponne une maison gris-mauve plantée en haut de sa colline, comme par provocation face aux vents de mer.
Au sommet du mont Saint-Michel de Brasparts la chapelle lui répond qu'elle l'a devancée en ce site et durera plus qu'elle.
Battus par les vents de l’Océan, la chapelle et la maison se disputent ce fief aussi têtu que déraisonnable. Sculptés à même les granits, les deux éminences tiennent à prouver aux grandes personnes que les Korrigans, les Lutins, les Enchanteurs et les Fées existent bien, comme le savent depuis toujours les enfants de Bretagne. Des vieux ont entendu l’Ancou frapper le fer de sa faux sur les roches déchirées qui dépassent des landes pourpres d’Arrée. Il forge sa prochaine lame dans la forêt d’Huelgoat, le feu attisé par les tempêtes de grandes marées, et plonge les éclairs de sa coupable faux dans les eaux noires de Brennilis. Les longues cicatrices de ses coups balafrent les landes autour du Mont en étroits chemins qu’empruntent à pied des marcheurs éternels.
Dans cette folie on trouverait du Velay, de la Margeride et de l’Aubrac, que l’océan aurait jetés-là aux plus grandes marées d'équinoxe et abandonnés au jusant.
Au milieu d'un champ montant tout contre Ker Heol les dieux celtes ont solidement planté un Menhir.
Pas une pierre levée ordinaire comme le verraient des visiteurs distraits.
Un Roi. Un patriarche blessé qui, par fierté, peut-être par bravade, demeure en majesté malgré les siècles et les blessures. Ajoutant à la grandeur de sa légende, une trop chaude nuit d’été, un orage l'a tranché en deux, dans son épaisseur, par le milieu, de haut en bas. Témoin impuissante du massacre, la moitié de son corps gît à ses pieds.
De la fenêtre de notre chambre, à l'étage, nous penchant à peine, Parrain et moi souhaitions longue vie à ce vieux maître protecteur avant de fermer les volets à la nuit tombante, et en les ouvrant au lever du soleil.
Je reviens tous les ans caresser ce vieux chef, toucher avec respect et émotion sa blessure toujours à vif, et l’assurer qu'à mes yeux, même ainsi meurtri, il n'a rien perdu de sa majesté.
Mes grands-parents maternels, Parrain et moi avions passé une partie de ma petite enfance à Ker Heol.
Cure de bon air pour réparer une attaque de polio sans suite et d'autres maladies de l'enfance. J'approchais des cinq ans.
J'ignorais ce que les enfants de mon âge des villages environnants savaient depuis longtemps et que nous apprenions avec peine. Nos jeux étaient des enfantillages pour eux qui partaient au champ avec les adultes. Travailler la terre avant l’orage, s'occuper des bêtes ou de la ferme. Il aurait fallu que nous restions parmi eux plus souvent, plus longtemps et jusqu'à un âge plus avancé pour avoir une chance d'être admis parmi eux et apprendre d'eux le minimum nécessaire pour se comprendre et peut-être s'aimer bien. J'aurais aimé partager les moments de leur travail et de la vie des villages et n'être pas qu'une sorte de touriste.
En compagnie de l'un ou l'autre des Paysans de l'âge de mes grands-parents, de Roquinarc’h ou Saint-Rivoal, mes grands Anciens et moi explorions la campagne d'Ar-Koad. Ils conversaient de choses plus graves et m'initiaient en jouant à regarder et approcher la nature, plantes et animaux.
Je recevais avec plaisir et intérêt leur bon savoir, inaperçu du grand nombre, mais raffiné au fil des générations de veillées, de traditions orales et de culture paysanne. J'apprenais à découvrir un nid de souris dans le creux d'un talus ou à localiser un grillon dans les herbes d'après son chant, à l'approcher sans faire craquer les brindilles et à le faire sortir de son trou en le chatouillant avec une paille. Trouver dans une mare tranquille des œufs de grenouilles enveloppés dans leur cordon de gelée. Reconnaître les oiseaux à leur chant.
Je n'étais pas le seul enfant dans la petite ferme de Ker Heol.
Guite, la petite fille de madame Suignard, passait les étés dans la maison de ses grands-parents. Nous avions le même âge. Mais elle était du pays.
Les jouets qui faisaient notre bonheur étaient ceux que notre imagination inventait et que nos mains fabriquaient avec ce que nous trouvions autour de nous, dans les herbes, les brindilles et les arbres.
Les parents n'achetèrent des jouets dans les magasins que lorsque les magasins opulents rendirent les enfants capricieux ou que leur âge mit la complexité des jeux des grands à leur portée.
Quelques pommes de terre ou betteraves oubliées dans le sillon devenaient veau, vache, cochon, mouton ou cheval, avec des brindilles en guise de pattes et de cou. Une petite pomme de terre, une pomme de pin ou un gland était la tête. Des yeux en petits grains noirs leur donnaient un visage et une expression. Guite montrait comment s’y prendre.
Nous menions nos bêtes au pré, les rentrions à la ferme pour la traite ou juste parce que nous l'avions décidé, ou encore lorsqu'on nous appelait à table. Nous en faisions des grands et des petits, des évadés du troupeau, des espiègles et des obéissants. Nous avions des préférés tenus bien propres et dont nous refaisions avec précaution une patte cassée, comme le doivent faire les vétérinaires. Mais que l'un d'eux nous agace parce que sa tête se détachait ou parce que nous ne l'avions pas réussi, et nous le condamnions définitivement.
Hop, sur le tas de fumier.
Le culot à la base des glands était une pipe pour fumer comme les grands, ou un petit bol pour jouer à la marchande.
Des cailloux de grosseur décroissante faisaient une famille d'animaux ou de personnes, au choix. Nous les déplacions le long des ravinements du sol imaginant une procession se rendant à la chapelle lors d'un Pardon, ou un troupeau revenant du pré.
Des écorces de pin livrées au flot des ruisseaux voguaient sur les océans déchaînés et nous courions sur les berges pour les accompagner le plus loin possible sachant d'expérience que nous aurions à inventer une nouvelle astuce là-bas au bout du champ ou hier nous avions déjà dû renoncer. Un problème non résolu était la remontée du fleuve.
Tant pis. Nous remontions tranquillement le cours de l’eau en papotant, en riant, en s’étonnant d’un papillon blanc au vol hésitant, d'une libellule verte ou bleue, ou de la forme d'un nuage courant dans le ciel.
Une branche entre les jambes nous étions le cheval et le cavalier à la fois, et nous gambadions en hennissant dans des poursuites qui nous menaient à l’abri d’un talus ou au lavoir, à l’angle de la grand route et du petit bout de chemin de Roquinarc’h, ou nous reprenions haleine en rêvant. Innocence.
Des feuilles de châtaignier tressées nous faisaient des bracelets, des colliers, des couronnes. Nous assemblions chacune en plantant son pétiole dans la pointe de la précédente, ou avec des échardes empruntées à des morceaux de bois secs. Les sureaux dont Parrain ou un voisin Paysan évidait la moelle du cœur, nous donnaient des pipeaux et des sarbacanes. Une ficelle et une branchette droite et flexible étaient un arc, une branche plus longue une lance, et nous des explorateurs dans la jungle ou des indiens à la chasse dans les Grandes Prairies. Guite n'avait même plus besoin d'aide pour assembler un petit moulin à eau et le planter au bord d'un ruisseau.
Plus tard l'autorisation parcimonieuse et surveillée de posséder un petit canif ajouta de nouvelles occupations. Nous pouvions perfectionner nos arcs, ajouter des plumes taillées à nos flèches, décorer notre bâton de marche en gravant l'écorce de dessins d’abord, obtenus en faisant tourner la bois entre nos doigts, puis en apprenant à le travailler un peu plus en longueur et en profondeur. Il devenait plus intéressant de sculpter les betteraves, l'écorce des pins, les bâtons ou des morceaux de craie, ou même la glaise préalablement modelée puis mise à sécher au soleil.
Pourvu qu'on ait pu chaparder le l'élastique, le canif mettait à notre portée la fabrication d'un lance pierres rustique qui eut pu être fatal pour les carreaux des fenêtres, et qu'il fallait cacher sous peine de punition et confiscation. Lance pierre était un mot trop savant pour nous. On appelait ça une blette, et on ignorait à quel point c’était une invention récente, tèchenologique, apportée par les progrès des caoutchoucs ! Un mystère de plus, dont l'explication venant de grand-père ou d'un Paysan voisin nous en bouchait un coin ! Nous qui pensions que c'était juste un Y de branchettes dérobé à un arbuste.
Encore mieux que les jouets, il y avait les bêtes. Les vraies, qu'on allait caresser sous la surveillance des grandes personnes. Guite connaissait chacun des animaux de la petite ferme et me les présentait, toute fière de montrer à un garçon de la ville qu'une petite fille de la campagne détient mille secrets et que c'était bien ma chance qu'elle accepte de les partager avec moi.
Les chevaux avaient déjà ma préférence. Les poulains surtout, élégants et fragiles avec leurs longues jambes de danseurs. Nous les regardions de nos grands yeux d’enfants et ils nous rendaient nos regards. Leur inquiétude cédait vite à l'envie de jouer, entre enfants. Fouaillant de la queue ils s'éloignaient de quelques bonds, faisaient un petit cercle et revenaient. L'air de dire, allez faites-en autant. Au bout de quelques invites, déçus par notre incapacité, ils retournaient sous le ventre de leur mère qui ne nous avait pas perdus de vue une seconde, calme et attentive. Elle nous connaissait, mais sait-on quand on peut faire confiance aux enfants ?
Les moissons annonçaient la fin des grandes vacances. Dans le lointain l'air résonnait du bourdonnement modulé des moissonneuses-batteuses que les Anciens savaient localiser au bruit. D'un air entendu ils disaient que c'était untel qui moissonnait, là-bas.
Une poussière dorée suivait les vents chauds par-dessus les collines comme une brume vibrante qui nous chatouillait au col, la peau moite, et nous faisait éternuer en riant.
Quand les Paysans avaient terminé un champ, le bourdonnement se déplaçait dans la campagne. Des charrettes à bidet passaient sur la route en bas du pré.
Nous courions les saluer de la main. Les fers des chevaux claquaient sur les gravillons blancs et le goudron fondant de l'étroite chaussée qui nous éblouissait, nous arrachait des grimaces et de grosses larmes. La transpiration nous piquait les yeux. Les charrettes poursuivaient vers les fermes, lourdes et débordantes de paille en tas ou de gerbes empilées avec méthode. Elles abandonnaient des guirlandes aux ronces et aux arbres des talus.
Parrain, grand-père, madame Suignard ou un Paysan, nous emmenaient voir moissonner les champs les plus proches.
Nous étions tenus à la lisière pour que dans notre enthousiasme nous n'allions ni gêner les travailleurs ni nous risquer à proximité des impressionnantes machines jaunes comme des soleils ou rouges comme des autos de pompiers.
Le champ tout entier me semblait en mouvement. Les moteurs fumants couvraient les voix. Les faucheuses effaçaient les hauts blés mûrs que des mécaniques enfournaient en tournant. Les monstres semblaient cracher eux-mêmes, dans le soleil éparpillé en millions de grains de lumière d'or, les nuées de poussières, les gerbes, les chevaux la tête coiffée de paille et la bouche dans un grand sac de grains. Et les hommes luisants dans leur maillot de corps poudré de poussière et trempé de sueur qui les moulait comme des statues grecques en marbre huilé.
Autour de ce théâtre antique s'affairaient des enfants du pays et des femmes qui donnaient à boire.
Lorsque le danger avait diminué sur la scène un peu apaisée. Nous étions autorisés à nous mêler aux acteurs pour profiter encore des derniers beaux jours d'été et emmagasiner de belles couleurs et de la bonne santé pour l'hiver. Ivres de bruit, de lumière et de mouvement nous nous lancions dans les chaumes piquants qui éclataient en se cassant sous nos sandales, menaçaient orteils et chevilles.
Les gerbes dressées en faisceaux étaient autant de cabanes ou de tentes indiennes dans lesquelles nous roulions en riant à tue-tête. La peur d’y rencontrer une vipère, comme dans les histoires des Anciens, ajoutait le sel du danger à notre euphorie... Mais c'est plutôt un chardon qui calmait notre ardeur en nous laissant une épine dans le doigt.
Et nous d'envier le cuir des pognes noueuses des Vieux qui blaguaient de notre déconvenue en nous débarrassant de nos éclis. Eux, taquinant gentiment notre inexpérience, de placer nos petites mains à plat dans les leurs pour signifier ce qu’il nous restait de chemin à courir. Avant de rivaliser avec eux ? De les égaler ? Ils savaient pouvoir dormir tranquilles longtemps encore... Toujours, probablement ! Un gros baiser sur leur joue râpeuse en échange du remède, et ils nous renvoyaient d’une tape sur les fesses jouer quelques minutes de plus avant l'heure du souper.
Il faisait encore grand jour quand nous remontions le petit bout de route où ne passaient que de rares voitures, puis le court chemin de terre montant de la route à l’entrée de la maison.
La porte à peine ouverte, un délicieux parfum de soupe aux légumes frais nous ravissait. A Brest on aurait entendu des « encore ? » des « oh ! non... » des « c’est toujours pareil ». Mais tout avait si bon goût ici, l'appétit creusé par les jeux, les marches et les moissons, les émotions aussi et l'esprit ouvert par l'envie de faire plaisir à ma grand-mère et à madame Suignard.
La soupe avait mijoté des heures dans la grande cheminée. La maison toute entière avait faim, parfumée des senteurs du bouillon.
Le jour déclinant, l'ampoule électrique de la lampe à contre poids était descendue au-dessus de la grande table et allumée. Mes grands-parents, Parrain, madame Suignard, Guite et moi, parfois des voisins, étions rassemblés par le cercle de lumière de plus en plus contrastée avec le reste de la salle qui s'assombrissait la nuit venant.
Au loin bourdonnait encore le travail des hommes. Tant qu'ils y voyaient assez, ils allongeaient la journée de travail. Ce qui était fait n’était plus à faire. Mais surtout, un orage ne viendrait-il pas mouiller le foin ou la paille ? Alors, tant que les forces le permettent, faucher, faner, moissonner, rentrer foins, grains et pailles à l’abri des granges.
Sur la toile cirée dont l’odeur de caoutchouc avait imprégné la grande salle jusque dans les placards, la vaisselle ordinaire prenait des airs de fête. Le vin rouge gagnait des transparences de pierres précieuses dans les modestes verres à moutarde. Dans l'âtre les bûches à demi consumées basculaient tour à tour, répandant une rassurante odeur de bois brûlé et levant une gerbe d’étincelles qui montaient avec la flamme ravivée dans le noir conduit de cheminée.
L'ardeur du feu décroissant nous montrait que la soirée était déjà bien entamée. Les joues encore rouges du soleil de l'après-midi, l'heure de monter se coucher approchait. Toujours trop tôt et trop vite.
Parrain essuyait la lame usée de son couteau à manche de galalithe ambrée sur le dernier morceau de pain beurré qu’il mâchait laborieusement. Tranquille. Ses lunettes rondes sur le bout du nez. Après l’avoir une ultime fois passé sur la base de sa paume pour s’assurer de la netteté de la lame, il repliait son vieux compagnon sans le faire claquer, le glissait dans la poche de son pantalon d’été en bleu de chauffe.
C'était le signal. Nous montions le vieil l'escalier craquant et grinçant, Parrain me poussant devant lui, à son rythme.
De nombreuses années plus tard je voulus réutiliser le couteau de Parrain. Je l'avais mis de côté. Je croyais bien faire. Presque pieusement. Assurément respectueusement. J'ignorais que la galalithe, issue de la caséine, qui se taillait un peu comme de la corne, se dégradait avec le temps. Le triste manche jauni avait fondu, souillé et collé la lame définitivement repliée.
La vie nous apprend parfois trop tard le bon usage des outils des Anciens. Je me demandai alors s'il n'eut pas été mieux à propos d'utiliser le couteau de Parrain plutôt qu'essayer de le conserver. Le prendre en main quotidiennement et user peu à peu sa lame, aurait peut-être prolongé sa vie et m'auraient mieux parlé de mon arrière-grand-père que le laisser dans un tiroir. Comme abandonné.
Retardant un peu le moment de m'endormir, le soir prolonge les images vibrantes de la journée, trop denses dans l'air trop vif. Pour ma jeune imagination il n’y a pas de frontière entre ce que j'ai vu et les rêves qui ravivent gestes et regards, me tenant éveillé quelques minutes de plus que d'ordinaire. Couché dans son grand lit à côté du mien, petit, Parrain, fatigué, respire régulièrement. Quelques paroles et bruits de rangement montent encore du rez-de-chaussée. La nuit et le silence gomment les reliefs de la campagne d'Arrée. Entré dans son sommeil Parrain ronfle paisiblement. Sa joue blessée flageole. Sur ma petite couche de son, parfumée, et sous le lourd édredon de mon lit d’enfant, juste à côté du sien, je souris. Tout est bien. Nous nous endormons.
Ensemble tout était bien.
En ville on se trouve toujours quelque chose à faire pour occuper le temps. A la campagne il y a toujours quelque chose d’utile à faire.
Toutes ces choses sont riches d'utilité, de nécessité parfois, de pensée et d'expérience. Qui sont nécessaires pour qu’un petit garçon de la campagne apprenne son métier de Paysan. Qui sont nouvelles et passionnantes pour qu’un petit garçon de la ville apprenne à réfléchir sur ce qui est nécessaire et sur ce dont on se passe facilement. Pour apprendre à laisser passer le premier moment où on a envie de tout acheter dans les vitrines des villes où brille n'importe quoi. On découvre vite que l'instant du caprice passé, on s'est ouvert un plein ciel de complétude.
On se satisfait et s'embellit mieux et plus durablement du nécessaire que du superflu.
A la campagne les choses ont toutes une utilité. Même graver l'écorce du bâton qui aide grand-père à marcher. S'il l'a gravé lui-même à l'aide de son vieux canif, s'accordant ce temps de halte, il s'est reposé, a reconstitué ses forces. Il a raconté quelque histoire en laissant aller sa mémoire et ses pensées au fil du tranchant. Si l’idée est venue au petit garçon de graver le bâton de son grand-père, il lui a fait cadeau de beaucoup d’amour et d'attention. Un gros baiser en retour. S'il a été offert, par le grand-père à son petit-fils ou par le petit-fils à son grand-père, le bâton gravé a fait deux heureux
Ce fut peut-être aussi l'occasion d'une leçon pour apprendre à se servir du couteau, l'aiguiser sur une pierre lisse et douce, l'entretenir, empêcher la lame d'acier de rouiller.
Apprendre ne pas se couper. Si c’est trop tard, apprendre à enrouler un long brin d'herbe fraîche autour du doigt sur la coupure pour arrêter le sang. Apprendre à ne pas pleurer.
Quand le grand père se sentira un peu seul et fatigué, le bâton gravé par son petit-fils l'encouragera. Il verra son petit lui sourire. Il sera un peu plus heureux. Le chemin moins raide à monter.
Lorsqu'un jour grand-père n'est plus là, son petit-fils venant à la maison familiale toute pleine de tristesse, retrouve dans un coin de l'entrée le vieux bâton, au bois sec devenu plus sonore et ambré par la lumière. Il sourit, pleure un bon coup et repart le coeur plein de souvenirs mélangés qui forment un tout apaisant. Tant qu'il voit le bâton, grand-père est toujours là qui veille sur la jeune famille.
Après des années de Paris je revenais à Roquinarc'h et à Ker Heol. Le vieux visage de la maison m’a attristé. Celui du hameau était pire encore. Rokinac'h...
On n'habitait plus la maison isolée. Elle se laissait aller.
Ses couleurs avaient fondu sous les pluies. Des carreaux cassés, des ardoises parties, arrachées par les vents. Aucun signe de vie, pas même un vieux bâton dont on aurait pu imaginer qu'il aidât grand-père à marcher.
Je pris l’habitude d’y passer lors de chaque séjour en Bretagne.
La maison était un peu plus triste à chaque visite.
Ker Heol abandonnée se laissait mourir.
Je projetai de l'acheter pour ranimer les souvenirs.
Quand on aime vraiment une vieille maison, on ne devrait l'acheter que pour lui redonner vie, pour longtemps. Non pas pour revivre le passé. La maison l'a déjà vécu. Il a passé. Mais pour y créer une nouvelle vie. Pour y emménager avec une nouvelle jeune famille. L'emplir de bonheur et de rires d’enfants, changer tout de place avec des couleurs pleines de soleil.
On n'est pas obligé d'y avoir le projet d’une famille. On peut aussi redonner vie à une très vieille maison en y faisant naître un joli projet utile pour les gens. Une maison ouverte aux visiteurs et aux idées, ce qui peut être la même chose.
De cette façon aussi des enfants ouvriront de grands yeux brillants d'appétit sur des connaissances nouvelles. Ils riront si c’est le but, ou diront des « Ooh ! » et des « Aah ! » de bonheur et d'émerveillement. Le bonheur de la découverte. La joie d'apprendre. Tous les enfants aiment apprendre. Certains, trop malheureux, paraissent ne pas le vouloir. Juste un peu d'amour peut les lancer sur le chemin qui les verra joyeux papillonner de leçon en leçon de vie.
Quand je venais, je laissais la moto au croisement de la petite route de Roquinarc’h. De là je pouvais me faire une idée d'ensemble avant d'approcher et d’observer les détails. Dire bonjour à ce qui restait du village et de Ker Heol. Même si c'était un bonjour triste.
Mais lier son sort au mien… Je savais ne devoir jamais être en situation de rendre la maison heureuse. Elle n'aurait eu à entendre que mon silence. Des rires d’enfants lui auraient tôt manqué. J’en restai là.
Mais…
Mais à Paris nous aimions nous faire découvrir nos vies respectives déjà fort avancées et qu'il nous avait manqué de partager.
Je parlais souvent de Ker Héol. De mon grand-père et ma grand-mère maternels. De l'arrière-grand-mère absente et présente à la fois, et de Parrain, souvent mélancolique, soumis et songeur. De notre petite chambre à l'étage. Des chansons de Botrel au soleil couchant. Des fleurs de blé noir.
Il fallait qu'un jour nous y allions ensemble.
Ce que nous avons fait, mais en voiture.
Ce fut une fin d’été.
Le mont Saint-Michel de Brasparts nous attendait. En pays d’Ar Koad, là où, dans les enclos paroissiaux, se dressent des calvaires lourds de saints en granit rebelle. Nous avons suivi la route de Landivisiau à Sizun. Plein sud. Prolongé par la petite départementale en direction de Brasparts dans les Monts d’Arrée, jusqu'à Saint Rivoal, laissant sur notre gauche le Tuchenn Kador et au loin le Roc'h Trevezel.
Dans le ciel tout beau bleu quelques petits nuages blancs couraient vite vers le Sud-Est, chacun changeant à son passage la couleur du lac de Brennilis au creux de la lande. Etincelant. Noir.
Gravissant le chemin de pierres blanches qui conclut l'approche de la chapelle Saint-Michel de Brasparts, nous nous sommes revus ensemble, le coeur à l'unisson, dans la montée du Mont-Bar, face à Allègre, par l’abrupte sente ravinée où les billes de pouzzolane roulent sous les pas, et qui conduit à la tourbière nichée dans le creux du cratère.
Le vent glacé nous a surpris au détour du dôme final en même temps que nous découvrions la chapelle. Modeste monument de solides grosses pierres de Bretagne qui se dégageait des herbes vert lumineux tandis que nous finissions d'approcher.
Les souvenirs renaissaient que je racontais au fur et à mesure.
Nous eûmes à lutter pour enfiler un vêtement chaud supplémentaire, nous battant contre le vent qui le faisait claquer et s'enrouler.
Nous avons redescendu quelques marches de pierre et ouvert une des basses portes jaunes en planches posées en chevrons. Le loquet de fer a frotté, bruyant sur l'embrasure de granit et nous nous sommes réfugiés au calme de la pénombre silencieuse.
Mots d'une tendresse qui avait tant attendu, tant espéré.
Nous nous sommes peu parlé car Il savait déjà tout.
Nos quelques mots de tendresse ont résonné malgré nous dans ce lieu d'ascèse et de retour en soi. Sous la charpente nue de chêne brut. Dans la faible lumière dorée filtrée par le verre épais des étroits vitraux blanc et jaune. Nos mains se sont trouvées. De nous deux, cet instant contribue à ne faire plus qu'Un.
Au sortir, le vacarme du vent de mer nous a repris. Le souffle puissant de l'Océan rencontre ici ses premiers obstacles et vient rudement se colleter à ce vieux fief déraisonnable que se disputent le mont Saint-Michel et la colline de Ker Heol. Vers l'Ouest l'horizon bleu vert. Au Nord et à l’Est les dents inégales des rocs d'Arrée et les forêts des légendes Bretonnes autour d'Huelgoat.
Pour Lui, qui n'a cessé de se dire petit Vellave, c'est le plateau d'Allègre tiré au bord de l'Atlantique. La Bretagne d'Arrée lui révèle beaucoup de moi qu'il ne connais que si peu et depuis si peu de temps. Pour moi, cela m'est un refuge, de voir à quel point il me comprend, expliqué par ce paysage soudain, brutal et d'une totale droiture. Ce refuge où Il m'a conduit à transplanter mon arbre, c'est lui et son Pays natal. Par lui et le Velay, mes racines ont trouvé un sol, qui avaient été tranchées par ma propre mère moins d'un an après la mort de son mari. Jamais mon père breton ne les eut ainsi forcées à quitter notre Bro Kozh Ma Zadou.
Pour tous deux, à nos pieds, les landes d'ajoncs, de genêts et de bruyères. Des chemins étroits, cicatrices anciennes où vont les ombres d'un vieux monsieur qui s'aide d'une canne, accompagné d'un petit garçon qu'il tient par la main, suivis tous deux d'un pauvre gros chien qui boite.
Le coeur serré d'une émotion partagée, nous avons repris la départementale qui remonte dans la direction de Botmeur, tourné à gauche presque aussitôt, monté face au soleil éblouissant déjà bas sur la campagne et arrêté la voiture à l'entrée de Roquinarc'h.
A notre arrivée, il a baissé les yeux, de gène, le modeste hameau qu'animaient jadis des familles paysannes solidaires pour retarder la mort et l'invasion des herbes folles dans les fermes abandonnées. Gêné que nous le trouvions si malade, méconnaissable, désolé. La ruelle est vide et muette, où des vieilles en noir avec leur coiffe immaculée poussaient leur chaise l'été pour raccommoder à la lumière le fond de culotte du petit ou les chaussettes de laine du mari ou du père, en causant de tout et de rien.
Des carcasses rouillées de machines agricoles et d'autos ont remplacé les dahlias et les roses dans les jardinets clos de murets pour les abriter du vent. En allé le lourd parfum des giroflées ravenelles. Seuls résistent au défaut d'entretien des lierres indiscrets, de maigres lilas et des hortensias envahissants dont on a lâché les rênes sur le dos. Ils en profitent effrontément. Presque en beauté.
On ne saurait en vouloir à ceux qui ont fui.
Pas plus qu'à ceux qui ont mis là sac à terre, laissé écrouler les toitures les plus fatiguées, récupéré ardoises, pierres plates et charpentes pour remonter deux ou trois bâtisses cimentées de gris. Les cours où s'écoulait le purin ont disparu. Les talus rasés. Les mares asséchées.
Aucune trace du lavoir à l'entrée du chemin, en bout du pré. Ont-elles seulement existé ailleurs que dans mes souvenirs, les larges pierres plates où, à genou dans leurs caisses à savon, les dames battaient le linge, le tournaient et le retournaient dans l'eau fraîche avant de l'étaler sur l'herbe grasse ?
L'eau entuyautée, comme à Nibas la Valasse, et comme partout, les lavoirs ont cédé la place aux machines madeinchina.
Une âme finira par rallumer des regards aux fenêtres closes.
Le long de la route de Saint-Rivoal, le ruisseau où on n'oserait plus boire a perdu son eau et sa liberté entre bitume et talus.
Enfants, nous y venions puiser l'eau claire, de l'autre côté de la route, presque en face du chemin de Ker Heol. Les bêtes avaient élargi et aplani le lit du ruisselet en un gué sur leur passage de la ferme à la grasse prairie déclive où elles allaient paître.
Guite et moi venions armés d'un broc qui nous battait les chevilles, ou d'un pot à lait en aluminium reconverti en cruche à eau. J'avais appris à écarter les poussières et les insectes de la surface, sans soulever le sable, avec le cul du pot, et à puiser un peu d'eau dans le couvercle creux qui servait de mesure lorsque le pot contenait du lait. Il ne fallait pas poser le pot à lait. Il se serait sali. Il aurait fallu le laver puis laisser le courant apaiser le trouble et laisser l'eau se renouveler. D'autres fois c'était un petit broc de fer émaillé que nous devions emplir en plusieurs fois avec un gobelet que le courant emplissait d'une belle eau transparente, frémissante. Peu à peu on entendait moins résonner le métal. C'était un encouragement. Le niveau montait dans le broc. Nous avions appris à ne pas trop le remplir. Bénéfique modestie qui évite aux enfants de se renverser l'eau sur les socquettes et sandales.
Nous avons monté en marche arrière la moitié du petit chemin de terre et avons laissé la voiture dans le sens du départ. Comme avec une inquiétude en tête.
Des traces d'occupation, des signes de travaux commencés et laissés inachevés, l'état des cultures nous ont dit que la maison n'était ni tout à fait abandonnée ni encore habitée. Inquiets à l'idée de tomber nez à nez avec un chien de garde nous avons fait le tour des lieux avec prudence.
Et moi d'illustrer la découverte d'anecdotes du passé. De rappeler celles dont j'avais déjà fait le récit à Paris. De les situer dans le verger ou le petit pré en pente entre la route de Saint Rivoal et la maison qui lui tourne le dos. Heureux de découvrir, là ensemble, la terre travaillée, un jardin organisé à la place du potager. Un champ labouré, que je ne me rappelais plus, là où se trouvait je crois un pâturage.
Le long de la façade des arbustes délirants ont débordé sur les anciennes allées, envahies mais survivantes. Des araignées ont tissé des toiles épaisses dans les angles de la porte que personne n'a ouverte depuis longtemps. Nous avons dérangé les araignées poussé la porte qui a raclé des gravats sur le vieux carrelage à peine lisible.
Je n'ai pas reconnu les anciennes salles du rez-de-chaussée.
D'aléatoires cloisons en briques plâtrées essayaient de diviser différemment le passé effacé. Nous avons enjambé des détritus de toutes sortes. Des routards avaient dû dormir là, manger et se soulager.
J’ai monté l'escalier de bois, essayant chaque marche avec soin pour nous rassurer, autant l'un que l'autre. Grinçant et craquant de mauvaise humeur, fâché de reprendre du service le vieil ouvrage a bien voulu nous accepter à son bord.
C'est qu'il était important que nous partagions la vue que Parrain et moi avions le soir depuis la fenêtre de notre chambre. Il fallait que nous partagions, précisément ici, à cette fenêtre même, le théâtre naturel et grandiose où la nostalgie de Parrain m'a imprégné et légué sa mélancolie et de son attachement immarcescible à de chers disparus.
Des forêts de résineux ont été plantées, ont poussé, qui masquent désormais tout l'horizon. Déception. D'horizon quasi infini, il ne reste qu'une profondeur de quelques dizaine de mètres. Et une part d’espoir ? Ces pins abattus à maturité, l'horizon de prairies, de part et d'autre d'un modeste ru, reprendra ses droits en attendant la nouvelle pousse et la coupe suivante. A moins qu'un agriculteur coupe le bois à blanc, le dessouche, laboure et sème une belle prairie ou un champ de blé. La scène demeure. Le soleil couchant éblouira un autre enfant. Un vieux monsieur lui fredonnera à l’oreille.
Nous, avons rapporté des visions enfin partagées. Et aussi une poignée de fenêtre rouillée et un petit morceau de bandeau de bois gravé du vieux buffet disparu. Ils témoignent, mieux que le souvenir mitigé, de notre hésitante intrusion dans la maison blessée.
Hiératique au milieu de son champ labouré, un vieillard de haute pierre attendait que nous venions le saluer.
Nous avons évoqué Parrain, un autre beau vieillard qu'il avait jadis connu. Puis nous avons rendu hommage à ce Roi de pierre, de ce fief prodigieux qui nous accueillait pour quelques heures.
Il connaît maintenant celui qui ne put être près de moi plus tôt. Celui qui n'eut en rien à en rougir ni à en avoir honte.
A ce grand Homme Debout, ce Menhir dressé comme trait d'union entre Terre et Ciel, j’ai fait la prière qu'il veuille bien veiller sur mon père.
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