dimanche 23 octobre 2016

5. Pygmalion.


PYGMALION.


De retour Porte d'Auteuil dès le 21 novembre 1968, lendemain de notre première rencontre, carnet de croquis en bandoulière, j'avais tôt aperçu celui dont j’ai déjà fait mon mentor sans lui demander son avis.
Déjà s'échafaude en moi un rêve que je confonds avec la réalité.
Lâchant sa conversation dès qu'à son tour il m'avait reconnu, d'un petit geste il m'avait montré que me revoir ne lui était pas déplaisant.
J'étais là par hasard, bien sûr…
Il n'en était pas dupe.
Tout en bavardant il m'avait entraîné vers la rue d'Auteuil.



Le hasard, car c'en était vraiment un, nous faisait habiter à quelques centaines de mètres l'un de l'autre. Lui, un peu plus près que moi du métro Jasmin, tous deux à Auteuil, quartier chic mais relativement populaire, aux allures de village, avec ses petites rues en pente vers la Seine, de nombreuses boutiques variées, petites alimentations, boulangeries, réparateur de cycles. Il y avait encore un poissonnier, le dernier tripier, et déjà une boutique Lenôtre, sa première à Paris.

Du « Monsieur Gaillard » du petit papier que ma grand-mère m’avait confié, ou de l'adresse de la lettre que je lui avais écrite en espérant qu’il me recevrait, il devint « André » et me tutoya d'amblé.
La différence d'âge le lui facilitait mais me le rendait difficile malgré la sympathie qu'il m’inspirait.
Il ne me jaugeait jamais de haut, mais il émanait de lui une distinction qui forçait mon respect et empêchait que je le considère avec plus de proximité.
Il m'expliqua les raisons pour lesquelles il ne m'avait pas donné rendez-vous chez lui, la veille. Il avait choisi la Porte d'Auteuil car c'était un lieu public, fréquenté, où il passait régulièrement en se promenant. De chez lui il allait voir les joueurs de boules de la butte Mortemart, derrière le champ de courses d'Auteuil. Leur gouaille et leur spectacle le distrayaient. Certains joueurs étaient des personnes connues. Il était amusant de les voir et entendre dans ce rôle. Dans ma lettre j'avais pris soin de préciser que je le sollicitais de la part de ma grand-mère. Comme j'évoquais le bac et mes études à leur début, il avait conclu à mon jeune âge. A cette époque, à  vingt ans on était encore mineur, ce qui changeait beaucoup de choses dans la relation entre jeunes et adultes. Il avait craint que je sois venu lui demander de l'argent à la suite d’une bêtise ou pour satisfaire de dispendieux caprices…
En novembre 1968 j’avais vingt-et-un ans révolus. Pas encore vingt-deux. Du moins étais-je adulte. Je n'avais pas fait de sottise et ne lui demandais pas d'argent. Le voilà rassuré sur tous ces points, lui septuagénaire retraité, moi encore étudiant…
Ceci posé, il ne savait pas ce que ma grand-mère m'avait dit à son sujet, dans quel but elle m'avait envoyé vers lui et donné comme explication sur le lien qui put exister entre lui et ma famille. Il ignorait tout de ma moralité et avait même songé que je pusse être un faiseur.
Un faiseur ?
A quoi pensait-il ?
Tout cela dépeignait un monde auquel je n'avais pas songé. En effet, il y avait là des raisons d'être prudent avec un jeune étranger.
Mon évidente naïveté avait plaidé en ma faveur.
Il avait décidé d'aller un peu plus loin.
Nous y étions.
Tout en marchant à côté de lui et l'écoutant, je voyais le même petit bonhomme qu'hier. Même chapeau mou, même cache-nez sur le col remonté de son manteau marron. Pantalon gris à revers. Petites chaussures de ville au cuir un peu écaillé.
Le chapeau avait vécu. Autant que l'homme, pensais-je. Le cache-nez couleur brique aussi. Quant-au manteau trop long, vu d'aussi près, on l'avait reteint pour lui donner une seconde vie. Peine perdue. Râpés, le bas des manches et le bord des poches trahissaient l'âge du vêtement.
Tout âgé qu’il fut, et même si son pas avait quelque chose de chaotique, il se tenait droit comme un I.
Sa voix rocailleuse était ferme, posée, avec un sensible accent parisien. Il articulait sans afféterie, avec une distinction d'un autre siècle. Un léger cheveu sur la langue ajoutait une note touchante. Quelque chose de jeunesse, presque de fragilité. Un charme un peu désuet qui me remettait en mémoire sa lettre et son écriture, et me faisait pressentir une belle personnalité, homogène, sans détours.
Ses yeux bleus perçants me fascinaient. Ils ne balayaient pas l'espace distraitement. Ils s'attardaient sur les détails. Lorsqu'il me parlait, il me regardait tout droit et sondait profondément mes réactions et pensées. Rien qui soit hâbleur, fanfaron, vantard. Rien non plus d'exagérément modeste. Rien de factice. De la justesse visible même pour moi qui ne le connaissais guère et n'avais passé que quelques instants en sa compagnie.
Une personne droite. Sans détours.
A sa demande, nous nous arrêtâmes à la boulangerie. Il acheta deux quiches et une demi-baguette.
Comme la veille, nous dépassâmes la rue où je logeais et, remontant l'avenue Mozart, nous arrivâmes à l'angle de l'avenue Mozart et de la rue George Sand, qu'il prononçait sans le D final, ce que je trouvai très élégant.
Un poil sophistiqué. Très seizième, quoi.
Non. Seulement un usage personnel que je découvrais à l'instant.
Je m'attendais à ce qu'il s'arrête, me tende la main et me dise au-revoir. J'espérais qu’il me fixerait un troisième rendez-vous prochainement.
Il m'invita à traverser la rue, et, gardant une main dans mon dos pour que je lui emboîte le pas, s'engagea sur la chaussée. Côte à côte, nous avons traversé, pris le trottoir d'en face et commencé à descendre la rue George Sand. Je connaissais le numéro vers lequel nous marchions. J'étais aux anges. Il me faisait confiance et m'admettait peut-être dans le cercle de ses connaissances.

Devant la porte sur rue, je m'arrête, comme lui, et prépare un mot courtois pour lui témoigner ma sympathie, lui faire compliment, le remercier de sa confiance et lui dire au-revoir…
Il pose un doigt sur le bouton qui déclenche l'ouverture électrique et pousse la lourde porte en fer forgé. J'aide promptement. De la main il m'entraîne dans son sillage.
Un premier hall carrelé avec un grand paillasson encastré. La peinture crème est défraîchie. A gauche, une porte double à petits carreaux dont les miroirs biseautés aident la lumière à entrer. La rue est étroite, bordée de hauts immeubles, sombre.
A chaque porte je m'attends à ce qu'il me donne congé. Nous franchissons une étape de plus.
Il pousse la porte intérieure et tourne aussitôt à gauche, au début du second hall du rez-de-chaussée, juste après un gros radiateur qui a noirci le mur malgré une tablette métallique.
Ambiance beige et brun-rouge inégalement éclairée.
Il tourne la clef et ouvre la moitié gauche de cette seconde double porte peinte en faux-bois.
Il se retourne.
Je me suis arrêté sur le pas de la porte.
Il me fait signe d'entrer.
Aussi étonné que ravi, je le suis. Un tout petit bout de couloir coudé ne permet qu'à une personne à la fois de passer. Pour me permettre d'aller plus avant, il s'est effacé dans ce que je prends pour un placard masqué par un rideau et a refermé la porte habillée d'une lourde portière de velours chamois. Une portière. Jusque-là je n’avais rencontré ni le mot ni la chose. Depuis que je suis à Paris, je découvre des habitudes bourgeoises différentes de nos maisons populaires de province. La vie en appartement oblige à se protéger des bruits. Ceux de la rue, ceux des couloirs communs, ceux des voisins, dessus, dessous, de chaque côté. Autres foyers, autres vies, autres horaires. Des allées et venues auxquelles on ne fait pas attention le jour, mais qui deviennent vite bruyantes la nuit. On se ferme chez soi. La portière essaye d'étouffer les claquements de portes, le moteur de l'ascenseur, les passages des gens.

Il est maintenant derrière moi et m'invite de la voix et de la main à entrer avant lui dans ce que je découvre être un minuscule studio.
Si la rue est déjà bien sombre en cette seconde partie d’après-midi de novembre humide, le studio l'est plus encore. Il allume deux appliques sur le mur de droite.
Des lanternes de procession, orthodoxes.
Son univers privé se dévoile en un pas, en une seconde, se découvre et se décrit en un regard.
C’est tout lui. Je le sens en cet instant.
Sur l'étudiant que j'étais, ni Galatée ni un rat d’expérience, il allait produire sur moi un effet Pygmalion-Rosenthal-Jacobson qui ne se démentira pas durant les treize années suivantes.

Pymalion...



Nous sommes là debout, à l'entrée de son petit studio.
Il quitte son manteau, son chapeau et son foulard qu'il prend le temps de pendre et ranger dans le placard de l'entrée. Tout est si mesuré. Comment improvise t'on en un lieu si resserré ? Ma chambre de bonne est plus petite, beaucoup plus petite, mais j'y ai si peu de choses outre le lit et une table.
Ici la densité du lieu me saisit.
Il me désigne deux chaises-fauteuils, de part et d’autre d’une petite table de bois sombre sous la large fenêtre. Vêtu d'un blazer bleu marine et d'un pantalon gris, il s'assied en biais, à gauche de la table, dans une attitude qui est celle de la détente. Je m’assieds.
Ma surprise en entrant chez lui ne lui a pas échappé. Il plaisante de ma gaucherie.
Quitte donc ton caban. Sois à l'aise.
Il fait chaud ici car la chaufferie est en-dessous de ce studio.
Voilà. Je suis assis chez lui que je n'osais pas contacter.
Je n’ai aucune idée des rôles qu'il va nous faire jouer. Cependant m'interpellent la façon dont il a accroché mon attention, le peu que j'ai entendu de lui hier et sa silhouette hors de ce temps. Son raffinement et son élégance contrastent avec la modestie de son habillement et celle de son petit appartement que je découvre. Il est plus courant de rencontrer des personnes qui à l'inverse de lui, se font remarquer par leur luxe extérieur, mais, lorsqu'on approfondit, révèlent une consternante pauvreté personnelle, culturelle. 
Avant l'après-midi d'hier je ne connaissais à Paris que quelques étudiants et enseignants. Me voici chez un maître, un vrai, avec une profondeur, une épaisseur qu'il ne met nullement en avant mais qui émane avec naturel de lui et de ce décor.
Impatient, j'ai déjà envie d'en savoir plus. Ne suis-je pas à Paris pour apprendre à voir ? Apprendre tout ce qui, de près ou de loin, touche à la chose artistique et aux artistes.
Ma seule crainte est de le décevoir trop vite et d'être classé sans suite. Comment se pourrait-il que ce vieux monsieur qui a plus de trois fois mon âge, cette prestance, cette culture, ce studio et ses habits à la fois recherchés et usés, ne m'en imposent ni ne m'intriguent ?
Remontant à notre premier rendez-vous, hier, il s'amuse de la première impression que je lui avais faite. Il m'avait d’abord pris pour un marin, avant de réaliser mon âge. Le caban et le bonnet...

L'arrivée inopinée d’un gamin de Bretagne dans sa vie l'amuse, pour employer le mot dont il use souvent au lieu de dire que quelque chose l'intéresse. Surgissant dans son quotidien j'ai éveillé sa curiosité, poussé à approfondir. En définitive je le distrais de sa routine.
Il entreprend  de me préciser le lien entre sa famille et mes grands-parents.
Il m'explique, sommairement pour cet après-midi, que sa sœur et lui avaient rencontré mes grands-parents pendant la guerre qui jetait la France sur les routes. Les origines de nos deux familles se trouvaient en Bretagne, en Finistère pour mes grands-parents et plus près de Rennes pour la sienne. Les uns fuyaient le front et les bombardements. Les autres quittaient les villes pour les campagnes où l'approvisionnement était plus facile, près des élevages et des cultures. Tous fuyaient une mort devenue probable, en quête d'un asile. L'exode poussait Bretons, Normands et Picards, vers l'intérieur du pays, loin des côtes fortifiées par l'occupant et bombardées par les alliés. Ils s'étaient côtoyés aux confins du Finistère et du département qu'on nommait alors Côtes-du-Nord. Ils glissèrent ensuite pour Alençon où ils retrouvèrent d'autres amis en provenance de Cherbourg et Valognes.
Sa soeur avait conservé ces relations dont celle de mes grands-parents qui lui rappelait les origines bretonnes de la famille Gaillard. Au décès de sa mère, une dizaine d'années après la guerre, monsieur Gaillard avait envoyé un faire-part à mes grands-parents. Réciproquement ma grand-mère lui avait appris le décès de mon grand-père maternel, Joseph Saliou en 1959. Par ces échanges ma grand-mère avait conservé l'adresse de la rue George Sand.
Il me suggère qu’il n'est pas favorable à ce que je parle de lui ni de ce passé à mes parents. Pour le moment, le plus important est que j'obtienne mes certificats de licence, que je ne change rien à l'organisation de mon travail et de mes journées d'étudiant.
Regardant l'heure, il s'interrompt et me propose un apéritif.
Dehors les voitures passent phares allumés. Je n'ai pas vu le temps passer.
Au secours ! Je n'ai l'habitude ni du vin, ni des apéros ! Je le lui avoue, craignant d'être impoli avec un refus. Il passe outre et nous sert un vin cuit.
C'est du Grenache, tu verras, ce n’est pas fort, ça ne t’empêchera pas de travailler ce soir.
A l'image de tout ce qui l'entoure, les deux verres sont d'un modèle ancien en cristal taillé, élégant. N'ayant pas vu grand-chose et guère voyagé à l'époque, chaque objet d'un tel décor est nouveau, occasion d’étonnement et d'apprentissage. Mieux vaut en masquer au moins une partie, la plus enfantine, si je ne veux pas définitivement passer pour un minus habens… Occasion d’apprendre, le plus vite et profondément possible. Occasion d’avancer, de progresser.
Tu dîneras avec moi.
Il ne me le demande pas. Il l'a décidé ainsi, tout paisiblement et me le dit sur ce même ton. Il disparaît derrière la cloison qui sépare l'entrée de la pièce unique du studio sans tenir compte de mon bredouillement... euh… mais...
Une porte de placard clique en s'ouvrant. Des bruits de vaisselle métallique. Un emballage papier qu'il déplie.
J'en profite pour regarder autour de moi sans plus bouger que la tête.



Plafond grisâtre et murs beiges n'ont pas été repeints depuis une éternité. J'avais remarqué en me déplaçant dans la pièce, l'épaisseur de la moquette. Epaisse, elle l'est, et complétée d'un grand tapis qui en double tout le milieu. Des traces au sol me font penser que le canapé en tissu vert wagon, à gauche, est un canapé-lit. Je me demande si cette pièce est la seule dans laquelle il vit. Le studio me semble si petit. Oui, ce doit être ainsi. Des lunettes sont posées sur le journal plié sur le bord de la fenêtre, à côté d'une plante maigrichonne dans un pot de terre cuite vernis, gris avec des motifs végétaux bleus.
Contre la cloison, face à la fenêtre, un fauteuil-chaise identique à ceux sur lesquels nous sommes assis. Un bahut massif, acajou, en deux parties de tailles différentes. La marqueterie et les plaques décoratives triangulaires qui entourent les serrures me font penser aux meubles de style Années 30 que j’ai vus dans les musées. Deux vases dorés qui me semblent chinois. En bois ? Mais oui, en bois. Un grand bas-relief en plâtre est accroché. Je n'ai pas le temps de le détailler. Un moulage de nu grec, je crois. Un poste de radio qui doit dater des années cinquante.
Voilà, les quiches sont au four, me dit-il en revenant s'asseoir et poursuivre l'apéritif. Il a vu mon regard circulaire.
Il m’explique.
Plusieurs de ces objets lui restent d’un magasin d'antiquités de Chine qu’il avait ouvert rue du Boccador.
Il se relève et ouvre derrière moi des portes d'un grand meuble laqué noir et or à l’extérieur. 



Il me raconte cet imposant buffet chinois, aux nombreuses portes, laqué rouge à l'intérieur, puis pose sur la nappe deux grandes assiettes décorées de motifs floraux et d’un filet or. Les portes grincent. Tout est ancien. A manipuler avec soin. Il y est rompu. C'est son univers. L'homme et son monde, soigné et fragile, m'impressionnent.
C'est un service en porcelaine Théodore Haviland. Un modèle classique de Limoges, tu vois, à petites fleurs pourpres et jaunes, avec un filet d'or tout autour. On peut les mettre au four. C'est pratique pour servir bien chaud. Ma soeur Georgette a le même pour son appartement.
C'est ainsi qu’il a choisi de m’instruire, d'habituer mon œil aux objets de qualité. Juste une définition, une brève description ou un bref commentaire. Il ne se vante pas ni ne vante ses objets. Il me dit juste ce qu'ils sont, leur époque, leur provenance. Leur intérêt culturel.
Je commence à mesurer ma chance d'être, peut-être, en misant sur l'avenir, en d'aussi bonnes mains. A des années lumières de ce que j'ai connu. Je regrette à haute voix qu'on ait pas su ou pas eu le temps, de me faire connaître et apprécier la culture bretonne. On m'y disait plus le prix des objets que leur valeur culturelle.
C’est peut-être moi qui n’ai pas compris...
Couverts en métal argenté, éprouvés par l'usage. Couteaux anglais. Minuscule salière en cristal taillé avec une spatule en bois. Une demi-bouteille de Bordeaux rouge posée sur un dessous en verre.
Tout en mettant la table, il me raconte quelques instants du cours de sa vie de vieux parisien. Le quartier. Les objets sur ses meubles et à ses murs. Il se doute que je n'en comprendrai pas toutes les nuances dès la première fois.
Si je le souhaite il apportera sa pierre à mon initiation que mes études contribuent à forger. Il a des relations. Si elles peuvent m'être utiles, nous aviserons.
Pygmalion se penche sur mon destin.

On entend le claquement du bouton électrique de la porte et le passage des copropriétaires ou des visiteurs. Le grand buffet chinois laqué cache en partie la double porte que j'avais aperçue dans le premier hall d'entrée. La porte aux miroirs biseautés. L'appel d'air de la porte de l'immeuble la fait trembler, ainsi que le tableau très 1900 pendu au-dessus du buffet chinois. Autant la qualité des objets chinois anciens s'impose à moi, autant les tableaux reflètent un éclectisme manquant de rigueur, voire de goût... Ah tiens, je ne suis pas battu sur tous les plans.
Mon nouveau Mentor est aussi président de la copropriété. Alors, il est une personnalité ! Fierté de ma part…
Mon président sert les quiches qu'il avait mises à dorer au four. Nous prenons notre temps pour les apprécier. Il mange lentement. Je ralentis mon rythme et copie son maintien. Puis il apporte une tranche de jambon qu'il coupe en deux. Il ne pouvait pas avoir prévu pour deux, ne sachant pas qu'il aurait un invité surprise ce soir.
C'est du jambon à l'os, du jambon d'York.
Encore une découverte, pour moi. Salade tiède de haricots verts en vinaigrette à l'huile d'olive. Le moindre détail est raffiné, choisi. Carré de fromage dans une petite assiette assortie à celles dans lesquelles nous mangeons.
Du Comté, tu aimes ?
Un aveu de plus, je pense n'en avoir jamais mangé. Mon profil de petit provincial se précise, mais pas énormément à mon avantage.
Il profite de ces petits raccords de conversation pour expliquer ou pour demander comment cela se passe en Bretagne. Notamment avec mes parents. Je lui confie l'absence paternelle et les conséquences. Il s'en doutait. Puis l'amour de Parrain et de mes grands-parents maternels. Au détour de certaines confidences il me regarde plus attentivement ou semble esquiver vers autre chose.
L'éclairage du lustre central me donne de son visage des images différentes de celles de l'extérieur. Je suis touché par la douce fermeté de ses traits. Eclairés du dessus, ses yeux sont dans l'ombre de ses arcades et de la légère ptose de ses paupières supérieures, tandis que des poches soulignent de gravité ses regards perçants. Parfois insistants. Son front haut et ses cheveux gris prennent la lumière du lustre. Sa lèvre inférieure ravance à la façon de Maurice Chevalier, Ses sourires laissent apparaître des petites dents écartées. Fossette rigolote au menton. Pas de double menton.
Il tombe la veste et poursuit en gilet gris, les manches roulées à mi bras. Je l'avais cru fragile lors de notre première rencontre. Il est costaud, plutôt mince sinon sec. Une chevalière à son auriculaire gauche. Je la trouve un peu féminine à cause de la pierre fine qui la coiffe.
Un petit ventre. Un jour, peut-être répondant à une remarque qu'il juge inexacte, il rectifiera avec autorité : un peu d'estomac, oui, mais pas de ventre !

Je réalise que voilà un monsieur, retraité, qui porte cravate, blazer bleu-marine, gilet et pantalon gris au quotidien. Hier et quand je l'ai rencontré cet après-midi, son manteau et son cache-nez ne m'avaient pas donné à les voir. Plus que des détails d'habillement, ce sont des traits de sa personnalité. Blazer bleu marine à piqûre, pantalon gris à revers, chemise blanche, cravate bleu foncé à rayures triples bleu clair, posées en biais. Une épingle de cravate émerge juste au-dessus de son gilet gris clair. Le tout me dépeint un portrait d'homme strict.
Un homme droit. Un peu rigide. Il demeure dans une tradition de maintien, de réserve, d'élégance un peu surannée, qui inspire confiance et respect, surtout à un gamin de mon âge qui découvre des aspects de la société dont il ignorait tout.

Après le fromage, il sort de son frigo deux petits pots de crème caramel. Il en sourit. C'est son petit moment de gourmandise.
Tu n'as pas bu de vin…
Tu veux un café ?
Oh non, non. Merci.
Un thé ?
Oh non, merci, non…
Rapidement il me surnommera monsieur non merci.
Prolongeant raisonnablement la soirée, il continue de me raconter.
Ce soir-là, puis beaucoup d’autres.

Il me faudra un peu plus de temps pour me rendre compte que, lorsqu'il évoque sa prime jeunesse, il parle du temps de la guerre 14-18.
Je voyais bien qu’il n’était plus un jeune homme, mais réalisant qu'il était né deux ans avant la fin du XIXe siècle me fit éprouver comme une sensation de vertige.
Il a seize ans quand éclate la première guerre mondiale et vingt quand elle s'achève. Ces quatre années l'ont fait passer sans transition de l’enfance à une maturité précoce. Il sert comme infirmier et en retire des notions médicales qu’il mémorise avec soin. La boucherie l’horrifie alors qu’elle tire à sa fin et qu’on commence à se faire une idée du désastre humain.
Il prend les armes en horreur. Non par une attitude militante, juste en s’en tenant à distance. C’est tout mais c’est franc, ferme et définitif.
La maison de ses parents, à Bourg-la-Reine, est une élégante petite propriété. Ils n'en sont pas propriétaires. Ils la louent. La vie ne coûte pas si cher. La façade principale donne sur un petit parc. Un modeste escalier double y descend. L'été, de grands arbres procurent une ombre douce aux jeux d’enfants et aux déjeuners sur l’herbe. Le jardin permet d'échapper aux bruits de la circulation, d'abord celle des voitures tirées par des chevaux, puis celle des automobiles sur pneus, tous comptes faits moins sonores. Cadre agréable pour un garçonnet et sa grande sœur. Sa frimousse ronde lui vaut d'être surnommé Pomme d'Api. Il a deux mamans, sa mère et sa sœur, son aînée de huit ans.
On ira un jour la voir, ça lui ferait plaisir.
Il a quitté les bancs de l'école avant sa quatorzième année, pour gagner sa vie et son indépendance à Bourg-la-Reine. Il travaille avec son grand-père, tonnelier dans la cour d'une vieille maison sur l'actuelle avenue du Général Leclerc. Tout près de la place Condorcet où plus tard, au numéro trois, il rendra de fréquentes visites à un ami, jeune médecin qui y fera un long remplacement dans un cabinet de stomatologie.
Au sortir de la guerre 14-18, il est attiré par l'immobilier, la vente, les transactions, l'art patient et ferme de la négociation. Il entre au service d'un notaire d'origine Arménienne qui avait fui l'empire ottoman. Il avait acquis une étude sans être lui-même formé et sans bien parler le français. En échange de la finesse de jugement et du calme dans les négociations qu'il apporte, il apprend des dessus et dessous du notariat et en fera son profit l'heure venue.
La loi lui permet de tenter et réaliser des opérations immobilières alors qu'il est un entreprenant jeune homme des banlieues bourgeoises de Paris. A Beauchamp, dans l'actuel Val de Marne, il crée un lotissement et donne aux rues des noms d’aviateurs, aventuriers modernes de son époque. Il crée d'autres lotissements dont l'un implique de couvrir et canaliser un tronçon de la Bièvre. Il vit pleinement les Années Folles de l'entre-deux-guerres. Les folles Années Vingt et Trente. Il porte monocle. La fantaisie, car c'en est une, lui laissera un pli aux bords de l’œil droit. Il loue successivement de grands appartements à Paris, rue de Luynes, rue de Narbonne. Il y mène grand train. Il ne passera jamais le permis de conduire mais emploiera un chauffeur, et autour de lui gravitent suffisamment de jeunes amis qui l'ont en poche.



Tes amis te coûtent cher, lui répétaient sa mère et sa soeur.
Il achète une Grégoire, modèle décapotable fabriqué à côté de Paris, à Poissy, ancêtre des tractions avant, qui marquait une vive attirance pour les fossés. Puis une Amilcar partiellement en bois. Enfin une antique Peugeot avec une vitre ajoutée entre la banquette arrière et l’avant… Il finance une petite tournée théâtrale typique de l'époque, folle, travestie, burlesque.
La guerre 39-45 le cueille au sommet de sa carrière.
Années troubles qu'il traverse troublement.
Il n'en parlera jamais beaucoup. Ou évasivement. Il me dit ce que j'ai à en savoir. Le reste ne regarde que lui.
Il n'a que la cinquantaine quand il s’associe avec une amie pour créer un magasin d'antiquités rue du Boccador. Le Vase de Chine. Ils ouvrent un premier mai. Il pleut jusqu’à fin juin. Deux mois sans clients. Ils ferment. Il se rend compte qu'outre la météo, il a été pigeonné. Deux fois même car le local était l'un de ces magasins qu'achetaient ceux qui profitaient des Juifs raflés, envoyés vers la mort, ou enfuis. C'était précisément un de ces magasins à ne pas acheter pendant la guerre si on ne savait pas précisément qui en avait été propriétaire avant « le revendeur » qui le cédait avec plus ou moins de discrétion.
Peu après il tombe gravement malade.
A vingt-cinq ans il avait (presque) tout gagné.
A cinquante-cinq ans il avait (presque) tout perdu, ses parents, sa santé, sa fortune, ses amis et ses voitures.
Il lui reste sa sœur, ses beaux-frères successifs et leurs souvenirs.
Il achète deux petits studios dont celui du rez-de-chaussée où nous dînons et où il me conte à grands traits des moments cruciaux de sa vie. Le complément viendra plus tard. Il me le contera par petits bouts. Par séquences, au fil de nos années d'amitié qu'il façonnera avec sagesse, constance et générosité.

Au moment de nous quitter, il me raccompagne à sa petite entrée, sur le pas de sa porte. Comme je n'ai pas le téléphone, mon Pygmalion me dit de passer de temps en temps. Si je peux l'appeler de la Poste avant de venir, c'est mieux. Il serait content qu'on puisse se parler encore, déjeuner ou dîner ensemble. Il me dit qu'il voit beaucoup d'amis et est souvent absent. Il pense que sa sœur sera contente de me connaître. Il va la voir presque tous les dimanches par le train, de Saint-Lazare à Argenteuil.
Je ne saisis pas toutes les nuances de cet au-revoir qui me touche. Je lui tends la main avec quelques mots de remerciement. Il me serre la main et, sans la lâcher, m'attire contre lui en une accolade qui me semble vouloir dire beaucoup.
Le cœur léger je traverse l'avenue Mozart et grimpe à mon nid.



L'année scolaire se poursuit. Les cours, les amis. Dessins, peintures, aquarelles.
Pour être enseignant en arts plastiques, il ne suffit pas de dessiner correctement. Ce ne sont pas les souvenirs de vacances ou deux pots de fleur. L'histoire de l'art notamment implique d'apprendre la chronologie, l'histoire, l'architecture, ses mots et sa manière de décrire. L'enseignement que nous recevons est un bel ensemble dans lequel les élèves de l'école Claude Bernard entrent plus ou moins vierges. Tout de même, si on est parvenu là, ce n'est pas un hasard. Il y avait, préexistant en chacun, un amour des arts, et une culture plus ou moins ample de ces thèmes. Se frottant les uns aux autres, on vérifie, modifie, enrichit, ce qu’on pensait et croyait savoir. Tel aime la Renaissance Italienne. Tel autre a découvert le futurisme italien ou l'expressionnisme allemand. Nous échangeons sur nos coups de foudre. Hartung, Ensor, Kokoshka, Bonnard. L'un par l'autre et tous par les musées et les livres, nous apprenons ce que furent leurs vies, de quelles joies ou de quels drames naquit leur inspiration. Tout cela nous parle, nous questionne et nous renseigne sur nous-mêmes. L'avance que certains ont prise par leurs années d'ateliers parisiens impressionne parfois ceux qui n'ont pas fait ce coûteux apprentissage.
Les notes attribuées par nos enseignants nous rassurent. Parfois. Dans l'ensemble ceux qui sortent des ateliers ont acquis un style, voire des trucs, qui ressortent notamment dans leurs dessins. Mise en évidence du relief par des zones contrastées et d'autres plus fondues. On reconnaît la patte de chaque atelier. Dès que nous, qui ne sommes pas passés par ces ateliers, comprenons l'utilité de cette formation complémentaire, nous nous inscrivons dans des ateliers publiques à Montmartre ou à Montparnasse. Ils nous aident à progresser ne serait-ce qu'en multipliant les heures de pratique. Le dessin d'après modèle vêtu peut se pratiquer entre nous, mais celui d'après modèle nu, qu'on appelle "académie", passe par la fréquentation assidue des ateliers. Une modeste contribution permet aux ateliers de payer les modèles qui posent, immobiles dans des attitudes peu confortables, durant des heures, ce qui n'est pas si facile. Certains d'entre eux accrochent mieux la lumière ou ont de plus intéressants reliefs et proportions. certains tiennent mieux la pose et savent placer bras et jambes de plus belle façon. Le regard apprend vite, dès le premier quart d'heure, à oublier le côté coquin pour ne retenir que le travail, les proportions, les aplombs, les ombres, ce qu'on appelle les rythmes.
En cours de dessin, modelage, déco et peinture, nous donnons naissance à des œuvres dont la qualité n'est pas ridicule, considérant notre niveau de formation, et par comparaison à ce que produisent de jeunes artistes professionnels. Sans parler des pseudos-artistes amateurs qui illustrent plus qu’ils ne peignent ou sculptent.
Etre un artiste c'est exprimer par les techniques graphiques et picturales ce qu'on a aux tréfonds de soi. Cela passe par la sensibilité, mais ne s'exprime efficacement que grâce à des techniques maîtrisées même si pour certains l'expression est spontanée et autodidacte. C'est ce qui sépare les artistes, y compris les créateurs-naïfs, du vulgum pecus qui s'y colle pour meubler ses dimanches.
La distance qui les sépare peut parfois sembler ténue. Elle est abyssale. Une œuvre d’art parle. Elle peut être belle si c'est le choix de son auteur. Elle semble laide si l'auteur exprime son horreur devant des sujets terribles. Guernica ou des œuvres de Goya ne veulent pas faire joli. C'est un paradoxe, éventuellement choisi, que de représenter une horreur de façon jolie.
Devant un sujet, l'artiste interprète ce qu'il voit tandis que le peintre du dimanche essaie juste d'imiter la nature.
Hélion, à qui on demande en 1968 pourquoi il peint en rouge des prairies : « Je sais que les prés sont verts. Mais l'intensité de ce vert est une véritable agression pour mon œil. Or la couleur de l'agression c'est le rouge. Alors je peins les prés en rouge. »
Ainsi est résumé à la perfection tout l'art du peintre.
Sa personnalité, ses émotions, sa compréhension personnelle de ce qu'il peint, ou dessine, ou sculpte, est un filtre entre le sujet et l'oeuvre. L'oeuvre n'est pas le sujet. Toute une école d'artistes, au tout début du XXe siècle, exprime cette différence soit en exposant des objets du quotidien, dont on se sert mais qu'on ne sort pas du quotidien pour les regarder vraiment, soit en représentant un objet et en précisant que leur peinture n'est pas l'objet.
Magritte peint une pipe et écrit en dessous : "Ceci n'est pas une pipe."
C'est une toile qui représente une pipe, et non pas une pipe.

A Claude Bé, une règle du jeu est que ce que chacun a créé en cours lui appartient.

A chaque vacance scolaire, j'emporte en Bretagne ce que j'ai dessiné ou peint. Je n'ai ni besoin ni envie de conserver cela à côté de moi, et ça fait plaisir à la famille. Alors... Dans nos classes, des meubles spécialement conçus nous permettent de conserver en sécurité nos travaux. Nous n'en sommes qu’aux années soixante. Les techniques numériques n'existent pas encore ou du moins ne sont pas à notre portée. Nos travaux de dessin et peinture sont exécutés au crayon, à la mine de plomb, aux pastels, à la gouache, à l’huile, sur divers types de papier, carton, toiles à plat ou tendues sur des cadres. Nous avons constitué un petit groupe d'internes de Jean Bat'. Pour la plupart, nous n'avons que de faibles moyens. Nous économisons en peignant sur de l'isorel ou des calendriers des Postes. Nous usons parfois d’une vilaine astuce pour nous procurer quelques francs. Le soir nous empruntons des bouteilles vides devant des boutiques fermées pour la nuit et empochons les consignes en les déposant le lendemain dans d'autres magasins. Le soir, dans la salle d'études qui nous est laissée, ou dans la chambre de bonne de l'un ou de l'autre, nous partageons le calendo, le pain et le rouge. Chacun parle de son pays, de sa province natale, avec l'émotion due à l’éloignement. On dessine ou rédige des textes.
Un jour un professeur demande à m'acheter un de mes travaux. Je suis gêné, rouge de confusion. Je veux la lui offrir. Mais il sait que nous n'avons pas beaucoup d'argent, et tient à la payer. Il me demande de faire mon prix. Je me sens pris de honte au-milieu de la classe qui me regarde. Beaucoup ont déjà vendu des toiles ou des aquarelles. Ma virginité en la matière les amuse ! Gentiment. J'aurais tellement préféré offrir ce travail plutôt que le vendre.



Tout ce que j’ai créé, peint, dessiné, modelé, pendant cette période, restera prisonnier des deux demeures familiales de Bretagne. De vilaine manière, ma mère vendra la maison de l’île-Tudy, village des vieux pêcheurs qui m'avaient connu enfant quand mes grands-parents maternels m'y menaient en vacances, sans me laisser la moindre chance de l'acquérir, et faisant usage contre moi de la procuration que je lui avais confiée, souscrivant à sa demande, ce dont je n’aurais jamais eu l'idée de me méfier. A sa mort, c’'st moi qui, par dépit, vendrai l'autre maison, à Brest, faisant en sorte qu'elle aille à des petits-cousins.
Un trait était tiré sur ma région natale.
Pire, sur mon Pays natal et mes racines.
Dès lors, je ne voulus plus rien conserver de cette époque et avait été déposé précédemment en Bretagne. Crève-cœur que de se séparer de ce que j'avais dessiné ou peint, non pour sa valeur car ça n'en a pas, mais pour la tranche de vie qui disparaît en même temps et ne reviendra jamais. Je n'en veux plus rien voir.

Il me restait l'essentiel, la chance que cette époque que j'ai aimée ait placé un maître hors normes, non pas à côté, mais au-dessus et tout autour de moi.
Pygmalion au-dessus de Galatée....
Mes racines bretonnes coupées, je me suis senti d'autant plus proche de mes amis Parisiens.

Quelques mois à peine après ma première visite chez lui, André Gaillard me laissa prendre une décision qui allait dessiner l'avenir de façon décisive. Positive, à terme, mais peu réfléchie de ma part sur le moment. Pensait-il que c'était inéluctable ? Envisageait-il déjà l'avenir comme un joueur d’échecs qui anticipe plusieurs coups au moment où il déplace une pièce ? Je ne me rappelle pas avoir beaucoup pesé le pour et le contre de mes choix engageant l'été. Il y eut certainement de la spontanéité dans ces choix.

Jusque-là j'habitais la chambre de bonne que louaient mes parents. J'aimais ce petit refuge ensoleillé, proche de l'école et des copains. Les conversations avec mes voisins du huitième étage et ceux d'en face étaient devenues familières. J'étais pessimiste quant au sort du mari de ce couple âgé. Il décéda. Son épouse déménagea peu après.



Mon emploi du temps était chargé. Parce que je le voulais bien, parce que nous étions jeunes et en appétit de tout et que les choses s'enchaînaient d'elles-mêmes. Je dormais dans mon nid sous les toits. Le matin je filais à Claude Bernard. A midi le plus souvent je déjeunais avec les copains à la cantine du lycée. Il m'arrivait, de temps en temps, de déjeuner ou dîner rue George Sand. Les après-midis étaient le plus souvent consacrés aux musées. Visites programmées par l'école, avec un enseignant, ou de notre propre initiative, entre copains et copines. Souvent le soir nous allions dans les académies de dessin.
Assez régulièrement, le soir avant de remonter faire mon travail, lire les textes sur lesquels porteraient les questions des examens, je passais prendre des nouvelles de mon nouveau Mentor. Par respect ou parce que j’avais simplement envie de le voir, de l'écouter, de lui parler. Et aussi parce que sa santé parfois m'inquiétait. La plupart du temps il n'avait nul besoin d'assistance et c'est moi qui souhaitais me rendre utile. Me sentir ou m'imaginer utile comme jadis auprès de mes grands hommes. Redevenir le petit-fils que j'étais avec eux.
Je n'avais pas grande conscience de ce rapprochement de situations.

Vint la fin juin et les grandes vacances. Pour la première fois je décidai de n'en passer qu'une partie au bord de la mer, encadrée de deux périodes où je choisis de rester à Paris. Je fus bien obligé d’en prévenir ma famille de Bretagne.
Etonnement. Questions.
A la limite de l'indiscrétion. Et même largement au-delà de la limite.
J'étais devenu majeur. Tout juste, mais majeur quand-même.
Restant le petit garçon qui n'avait pas vraiment coupé le cordon ni pris son envol,  je ne savais pas mentir. Je ne voulais cependant pas dévoiler les motifs de ce nouvel intérêt pour Paris. Les visites de musées et les certificats de licence à venir suffisaient à justifier cet intérêt.

Le ciel allait se couvrir encore plus à la rentrée...

Pendant l'été, mon Pygmalion avait accepté que j'emménage dans un second studio qu'il me prêtait. Il l'avait loué puis, les charges étant insignifiantes, le conservait vide. De loin en loin, il lui arrivait d'y recevoir une amie de passage à Paris. Ce faisant, il ouvrait un nouvel épisode de sa vie. Je ne m'aperçus même pas que je ne lui avais pas vraiment demandé son avis.
Il se garda de me le faire remarquer.
Il savait bien, lui, que je n'étais entré par effraction ou presque dans sa calme retraite, que parce qu'il l'avait bien voulu. Il avait, de lui-même, endossé l'habit de Pygmalion-Gepetto et en remplirait le plein rôle.



Sans que je le mesure.
S’il ne l'avait pas décidé ainsi, il m'aurait laissé dans ma chambre de bonne.
Il s'installait, de son plein gré, en observateur attentif de mes premiers essais de carrière. Il assista à mes erreurs, à mes effondrements et mes progrès de jeune chien fou courant en tous sens autour du rassurant point fixe qu'il représentait ! Il me conseilla sans m'en vouloir quand je ne l'écoutais pas.
Sa maîtrise et la diversité de son répertoire eurent tôt fait de clore le bec de mon impétueuse incompétence. S'il ne me créait pas, il allait m'orienter, m'infléchir.

L'emménagement dans son studio fut vite fait, transportant mes baluchons sur les quelques centaines de mètres entre les deux maisons. Huit étages par l'escalier au départ et plus confortablement à l'arrivée. Je ne possédais aucun meuble. Seulement quelques habits et des livres. Un réchaud à cartouche de gaz. Etudiants, nous n’avions pas beaucoup de matériel à domicile puisque nos casiers nous permettaient de laisser le plus volumineux à l'école.
Dans le studio qu’il me laissait occuper, il n’y avait que le minimum, mais c'était beaucoup. Déjà l'indépendance, Presque l'autonomie, par rapport aux chambres de bonne que j'avais connues. J’avais gagné des toilettes intérieures et une douche. Terminé d'aller aux douches publiques de la rue Poussin ou à Jean-Baptiste Say.
Comme il s’y attendait, je passai de plus en plus de temps près de lui. Cela ne m'empêchait pas de travailler assidûment. Dans le studio qu'il me confiait je n'avais toujours pas le téléphone mais j'appréciais la facilité avec je pouvais le prévenir de mes prochaines visites en sonnant ou, s’il était absent, en glissant un petit mot sous sa porte. Si je devais appeler l'extérieur, la Bretagne par exemple, son téléphone était à portée de main. On s'habitue si vite au confort...
Grâce à ces nouvelles conditions de vie je pris conscience de la modicité de sa vie. Je décidai d'améliorer ses conditions de confort et d'hygiène dès que possible. Dès que j'en aurai les moyens financiers avec mes premières payes car il n’était pas question que je demande de l'argent en Bretagne pour cela. Il ne fut pas nécessaire d'attendre mes premiers postes d'enseignant. Les milieux du textile et de la maille me permirent de gagner quelque argent. Je servais comme accueillant sur des stands dans les salons spécialisés tout en présentant des vêtements de la marque. J'eus aussi l'occasion de faire des dessins de mode pour une créatrice installée rue des Saints-Pères et pour une chaîne hôtelière. Cela m'ouvrait des perspectives. Je ne saisis cependant pas ces opportunités. Les études prenaient beaucoup de temps. La santé de mon Pygmalion me préoccupait. Une autre voie s'ouvrant en même temps que la dernière année d'études me sembla parfaitement correspondre mieux à mes centres d'intérêt. L'architecture navale. Sans oublier le service militaire.

Une question d'argent me rapprocha encore plus de Pygmalion et de sa soeur.

Il me fallut bien dire à ma famille de Bretagne que je n'habitais plus dans la chambre de bonne et qu'il n’y avait plus de loyer à payer. Je crus suffisant de le faire par lettre. Je fis savoir que j’étais hébergé à deux pas de l'école et donnai ma nouvelle adresse.
Aïe, aïe, aïe... La pluie de questions de juillet à propos des vacances n'était rien à côté de celle qui m'arrivait en cette fin août par des lettres inquiètes. Je répondais à chaque fois, essayant de calmer les craintes. Je montrais chaque lettre à mon Pygmalion. Il me conseillait d'éviter des arguments qui eussent cassé la relation.
Il me fit quand même remarquer que c’était la conséquence logique de ma décision précipitée de changer de logis. Pour sûr, il avait bien raison. Rien n'imposait cette hâtive décision. Impulsivité de la jeunesse.
Me voilà bien penaud !
Un avantage d'un si solide Pygmalion est que, même quand on le met dans l'embarras, il aide à en sortir celui qui l'y a mis.
Vas en Bretagne t’expliquer.

J'aurais espéré une baguette magique à la place de cette calme mise en face de mes responsabilités.
J'avais réussi mes premiers certificats de licence de l'année précédente. C'était une preuve que je travaillais correctement. Pour répondre à l'inquiétude familiale, je devais promettre de continuer mes études sur de bons rails. Pour le reste je pouvais certainement donner des explications simples.
Je pris donc le train pour la Bretagne avant notre rentrée. On m’y accueillit avec soulagement.
Leur fils était vivant !



Un quiproquo faillit pourtant tout ruiner…
Mes parents étaient venus me chercher à la gare de Brest. La gare est un terminus. On en sort par l'extrémité des quais, après avoir longé tout le train si on était dans un wagon éloigné de la tête. Le quai semble long.
Une dame, encore relativement jeune, qui était dans le même compartiment que moi (car il y avait encore des compartiments !) peine à descendre. Elle a un pied plâtré et s'aide d'une canne anglaise. Je prends son sac et le mien, pensant qu'elle trouverait de la famille pour l'aider une fois descendue sur le quai. Je ne lui offrais qu'une petite aide peu compromettante.
Que nenni, personne ne l'accueille ! Voilà qu'il me faut l'accompagner en cet équipage jusqu'au portillon derrière lequel mes parents me guettent parmi le flot des voyageurs. Naturellement ils voient leur fils aux côtés d'une dame qu'ils ne connaissent pas. Ni jeune ni vieille mais bien plus âgée que moi. En âge d'être ma mère, peut-être. Elle me serre de près et je porte les deux bagages.
La voilà donc, l'explication. Leur fils vit à Paris entretenu par une dame d'âge mûr. Dans le péché, peut-être !
Mise à plat du quiproquo. Explications gênées… On quitte "mon épouse claudicante". On s'engouffre dans la voiture. Silence gêné...
L'heure tardive évite la présence de ma grand-mère. C'est déjà ça.
Un dîner ? Je ne me le rappelle pas.
Le lendemain matin on me laisse encore le temps d'atterrir… Il y a quand même eu mes examens réussis en juin et juillet. On peut bien m’accorder quelque repos. Pourquoi pas quelques félicitations, une matinée paisible et un déjeuner qui montre qu'on est content que j'aie fait la moitié du chemin qui me sépare de mon futur métier d'enseignant des arts plastiques. Tel qu'ils l'imaginent pour moi sinon à ma place. Leur fils sera professeur. Longues vacances. Mariage. Petits enfants à Brest. Carrière, revenus  et retraite assurés. Il est casé et eux satisfaits. Enfin presque.

Mais ce loyer ?
En tout début d’après-midi, le feu roulant commence.
Que cache le fait de ne plus avoir de loyer à payer ? Où suis-je ? Que fais-je ? Dans quel sordide piège est tombé leur gros bébé qui n'a quitté le nid familial que depuis peu ?
J'ai beau assurer que je n’ai rien volé, assassiné personne, que je suis intègre et en bonne santé, que je ne pratique pas la traite des blanches ni qu'on ne me prostitue, les questions ne tarissent pas. Certes, je suis majeur, mais je suis quand même... Leur fils ! Je dois être malade. Ou pourri ? 
Ils s'attribuent le droit de savoir. Ne paient-ils pas mes études et… mon loyer ?
Ah oui, justement, à propos du loyer ? 

On passe en revue les plaies d'Egypte multipliées par les risques du cosmos, ceux de la haute mer, du Sahara et de tous les  volcans du monde réunis.
Cela prend des proportions apocalyptiques.
Suis-je entré dans les Ordres ? Mais non. Alors c’est que je suis entretenu par une femme mariée ! Pas celle d'hier soir. Une autre ? Non plus…
A bout d'arguments, la question finale tombe…
Elle est noire ?



N'avoir jamais connu le tendre usage des conversations ouvertes entre fils et parents ou entre père et fils, je n’ai pas la notion de la bonne distance. Habituellement soumis, je n’étais pas armé pour tenir calmement à distance mes propres parents. Eux non plus. Nous naviguons en aveugles entre trop de proximité, indifférence et aux limites de la rupture. Trop peu sûr de moi, trop friable, je finis par me réfugier dans ma chambre au fond d'un gouffre de solitude, d'incompréhension, d'incapacité d'expliquer.
Ils veulent entendre un discours qui les satisfasse. Lequel ? Mes arguments ne les convainquent pas et croire en ma bonne foi, ma bonne conduite, ne leur suffit pas. Je n'ai pas la clef de l'affrontement. Encore moins le courage de ma vérité ou de la vérité des faits.
Nous laissons au silence une chance d'apaiser la relation tendue à l'extrême. Sans doute vient-il à ma mère, à mes parents peut-être, la crainte de perdre leur fils si la rupture intervient. Ou bien sont-ils sûrs de leur autorité sur moi, ou sûrs que je vais leur confesser quelque péché ? Quelque chose de bénin, en définitive, qui porte en soi la bonne fin de la tragédie ? Ou sont-ils indifférents à ce point ?

Il n'y aura pas de dîner pris en commun ce second soir. Je n'ai répondu que par des refus à revenir parler, écouter, nous retrouver ensemble. Recommencer.
Je suis désormais empli de la même peur que celle que je ressentais lorsque j'étais adolescent à leur retour d'Asie et que mon père hurlait en roulant des yeux exorbités parce que je tardais à savoir mes leçons. Le souvenir que j'en garde s'appelle de la peur. Est-ce autre chose ? Pour moi c'est de la peur.
Double peur, je crains que ma réaction contre cette crainte inhibitrice soit une réaction agressive de ma part qui casse ce qu'il reste de lien entre ce père absent et moi. Je ne sais pas encore où se situe ma mère, entre son mari et son fils. Encore quelques années et je le saurai.

Non, c'est décidé, je n’ai pas à me justifier. Je ne veux ni ne dois me justifier ! Je n’ai rien fait de mal. Oui, j'ai tenu à quitter Brest. A m'éloigner d'eux. Mais c'est le manque continu et inexpliqué d'un père qui me tenaille, à Paris comme lorsque j'étais ici encore ou à Ker Heol. ce manque qui me faisait chercher en grand-père et en Parrain les pères qu'ils n'étaient pas, ne pouvaient pas être.
Vous êtes ici chez moi résonne en moi depuis tant d'années. Cela ne voulait-il pas dire vous êtes ici, mais c'est moi le maître, celui de la maison et celui de toute chose ici présente, mon fils inclus ? C'est ce maître qui est parti pendant dix ans avec son épouse, sans leur enfant alors que d'autres parents avaient les leurs près d'eux et continuaient de vivre la même vie au même rythme, avec les mêmes souvenirs là-bas et à leur retour quand les Français furent chassés. Fallait-il que nous arrêtions le temps et notre vie durant ces dix années ? Lui de retour, chacun avait vécu dix ans de plus. Mes dix premières années. Il n'était pas le même qu'à son départ, mais de toute façon je ne le connaissais alors pas. Moi non plus je n'étais pas reconnaissable ! Nous n'avions pas vécu les mêmes dix années pendant ces dix ans d'absence. Ni les mêmes expériences,  ni les mêmes jeux, les mêmes peines, les mêmes paysages, les mêmes amis pêcheurs ou Paysans. Ni la perte de Parrain, ni celle de grand-père. Dix ans de vie commune nous manquaient, qui manqueront à jamais. J'en ressens le manque depuis…
Depuis quand ? Depuis aussi loin que je me souvienne.
C’est très exactement ce que je ressens mais ne dois pas leur répondre !
C’est pourtant cette absence du père qui explique mon comportement envers mes grand-père et Parrain, leurs amis des mêmes âges. Maintenant c'est ce manque qui explique que je me sois précipité vers le correspondant, indiqué par ma grand-mère, certes, mais par rapport à qui je pouvais me satisfaire de moins de proximité. Je pouvais demeurer dans la chambre de bonne et emménager dans un appartement à moi avec mes premières payes. Mais quand je l'ai vu, instantanément c'est l'image de Parrain, l'image de grand-père, qui m'est apparue. L'image emblématique, symbolique, du Père. Je l'aime d'affection depuis le premier moment, mais le sentiment qui a monté en moi à son attention, c'est l'amour que j'avais au fond de moi pour celui qui était absent. Un père. Le Père. Mon père.

Nous sommes au bord infime de la rupture. Je sens que si je sors de ma chambre et retourne, en accusé, devant eux, face à face, c'en est fini des pensées d'un fils envers ses parents.
Et eux. Que ressentiront ils si je prononce les mots qui ne sont déjà plus sur mon cœur, mais déjà tout près de mes lèvres ? Ne sera-ce pas les renier ?
Ils ont payé mon instruction, mes habits, mes études, ma chambre, les maisons où j'ai grandi. L'année du bac ils m'ont même récompensé en m'achetant un dériveur sportif que vendaient des voisines.
Ils ne m'ont laissé manquer de rien, sauf du père initiateur, formateur, bienveillant. Présent.

Ne serait-ce pas proprement tuer Le père que lui dire tout cela en face : Tu as été un père sur le plan matériel, mais pas sur le plan des sentiments, des émotions. Tu n'as pas su être un père, de ce point de vue. Tu as été avec moi aussi absent que ton propre père avec toi, et pour la même maritime raison, vers les mêmes colonies lointaines d'Asie. Il ne t'avait pas compris, mais il t'avait donné une soeur et ça changeait beaucoup les choses, évitant la solitude et l'absence des mots. Il ne t'avait pas appris à être père. Tu n'as pas su l'être. Ni su, ni pu. Essayé ? Pas réussi ? Comme si tu ne l’étais que du bout du coeur. Comme si tu ne l'étais pas vraiment.
Pris entre le pire et le pire je ne sais que faire.

Je pense à mon Pygmalion et ne vois plus qu’une issue. Attraper le prochain train.
Ouvrir sa porte protectrice, rassurante, paternelle.

La matinée du lendemain est une petite mort.
A la reprise des questions, sans dire qui m'abrite car ce serait trahir ma grand-mère, je proclame rapidement, aussi désespérément que sèchement, que c'est un monsieur qui me loge. En tout bien tout honneur. Il m’aide et me conseille. Je le connais dans le cadre de mes études. Il n'a qu’une bonne influence sur mon moral et mon travail. Il a des compétences dans les domaines des arts plastiques qui sont ceux de mes études. Il me les apporte et souhaite, comme eux, que je réussisse mes examens de façon que j'entre dans la vie avec les diplômes visés. Ils ne le connaissent pas mais peuvent lui faire confiance ainsi qu'à moi.
N'est-ce pas dans ce contexte j'ai réussi à mes deux premiers examens ?
Cet été j’ai pensé qu'il était dommage de continuer à payer un loyer, alors qu'il avait un studio inoccupé et qu'il me le prête. La perspective se résume à deux autres examens, des années que je ne situe pas encore bien entre certificat de capacité à enseigner, fin de mon sursis, destination inconnue pour mon service militaire et mes premiers postes. Avant même mon départ de Brest j’avais déjà décidé de rester près de Paris. Si je le peux.
Je ne reviendrai en Bretagne, s’ils le veulent, que pour les vacances. Je vis honnêtement, n'ai à rougir de rien ni à me justifier au-delà de ce que j’ai dit.
Voilà, c'est tout ! En définitive je n'ai rien ajouté de nouveau à mes lettres, mais la parole et le face à face apportent peut-être ce qui manquait ?

La suite fut éprouvante. Pour tous.
J’ai pris le premier train.
Je n'ai pas eu l'occasion de téléphoner avant Paris.
Une fois en gare j'ai appelé pour annoncer mon arrivée.
La réponse fut simple.
Viens.




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