dimanche 23 octobre 2016

8. Cherbourg.


CHERBOURG.





Avec le printemps les copains de bateau reviennent à la charge.
L’hiver la météo ne pousse pas trop à sortir en mer.

Il y a des nouveautés à essayer pour la presse, en général entre baie de Seine, Cotentin et îles Anglo-normandes, à partir de Cherbourg, Dieppe ou Ouistreham.
Répondre à une invitation à bord lancée par un client qui passe par là ou vient de mettre à l’eau son bateau fraîchement terminé.
Ou juste faire un tour entre amis sur un improbable yachte acheté d’occase.

Le vendredi soir, ça commence par les embouteillages pour quitter Paris.
Puis ça continue par une arrivée généralement frisquette et humide au port.
Il n’est déjà plus trop bien, l’architecte naval qui n’a que le permis moto et se fait conduire. A la place du mort avec vue sur la route quand il est chanceux. Ratatiné à l’arrière quand c’est pas de veine.
Tout barbouillé.
Chercher le bateau. Le trouver dans la pénombre du vendredi soir qui descend comme une douche froide. Le ponton glissant. Les sacs à transborder.
Quand le bateau est un peu vieux, pas sympa l’odeur de renfermé agrémentée de celle du fuel.
Demain matin ce sera pire.

Au petit matin, aux parfums d’hier soir se sont ajoutés ceux des bottes, des chaussettes et du cassoulet de la boite ouverte pour souper dans le carré. Et en plus ça bruine et ça piaule dehors.
Il ne passera pas le week-end sans donner à manger aux poissons, l’architecte naval vert comme un citron pas mûr.
Pour sûr, il va mourir, au minimum, pour commencer.



C’est tout bon d’avoir des bateaux construits, mis à l’eau, qui flottent, et même qui marchent bien, rendent leurs équipages heureux.
Mais pas des bateaux qui sentent le fuel, le moisi, les chaussettes et le cassoulet !
Sans oublier le saucisson et la purée froide. Si, si !
S’il aime bien partager les heures, bonnes ou salées, avec les copains de voile, l’architecte naval n’aime pas le pincement aux tripes, le manque qui cisaille les boyaux.
Et puis, il a ce bouquin à écrire sur la construction métallique. "Alu-Acier-Inox". Il l’a promis. Une date de parution a été arrêtée. Ce ne sont pas des rêveries à écrire d’une plume nostalgique. Rien que de la technique. L’objet est défini. Quatre cents pages de textes, photos et dessins. Manuscrit, car l’ordinateur n’a pas encore pénétré dans sa caverne. 
Finalement il arrivera au bout.

Cherbourg, au petit matin.
Les drisses claquent contre les mâts en alu. Encore des crétins qui ont oublié de les tirer vers les haubans avec des sandows. Grâce à eux ça commence en musique façon castagnettes accompagnées par le sifflet du vent d’un mât à l’autre. Modulé pour qu’on ne s’y habitue pas trop vite.
Va pas faire chaud aujourd’hui encore.

Tirés mieux en place, les pulls tirebouchonnés qu’on a gardés pour dormir.
Capelés, les cirés humides, rêches et froids. Retendre les bretelles du pantalon.
P… faut que je répare la boucle en plastique qui glisse !
On pare les voiles, à l’endroit, pas la bordure en haut ou sans les lattes comme lorsqu’on est encore tout ensommeillé. Un bon point, le moteur démarre et crache son eau de refroidissement près de l’arrière, sur le côté.
Souvent le beau-frère du cousin du copain se joint à nous.
Il a un projet et aimerait bien en causer à l’architecte naval.
Ben tiens…


Pas de vent rabattant.
Facile.
Parés à larguer ?
Larguez.
Plouf fait le bout de l’amarre.
C’est parti.

Le port de Cherbourg défile doucement dans le petit matin grimouillé. On attaque le clapot au sortir de l’abri des jetées.
Et on a à peine hissé les torchons que le beau-frère du cousin du copain, lui, attaque ses questions.
Ouais, je voulais te d’mander…



A la fin je n’ai même plus envie d’embarquer.
Ou alors tout seul.
C’est comme les médecins pendant un apéro ou un dîner. Il y a toujours un inquiet qui l’attaque à propos de la prostate de beau-papa.
Euh, dis-moi…
Ou, pire encore :
S'cus' ça t’embête pas si j’te demande…
Tu parles si ça m’dérange pas.

Cherbourg.



La guerre a chassé le jeune docteur Duflos du trente-deux rue François Lavieille qui mène à la plage Napoléon où il emmenait Lazzi trotter sur le sable mouillé le long de l’eau.
Il est revenu voir l’étendue des dégâts. Peut-être reviendrait-il exercer à Cherbourg bien qu’une partie de la clientèle, la plus chic et gradée, ne lui ait pas laissé que de bons souvenirs.
Des ardoises aussi.
Fatigué.


Cherbourg. 1938-1942.


Non loin, rue de l’Union, attendaient les filles et traînaient des marins. Les mêmes qui traînent à Brest et qu’on lira bientôt dans le roman de Genet, avec Jo Querelle.
Les Allemands ont transformé en bunker les sous-sols de plusieurs maisons, dont l’élégante demeure bourgeoise que son père, percepteur depuis peu retraité, lui louait. Ils l’avaient choisie ensemble et voulue élégante.
C’était réussi.
Elégante, grise, un peu austère, la façade classique avec ses quatre chiens-assis au lambel trilobé. Ils avaient aimé la belle embrasure de pierres sculptées en demi-colonnes du hall-cocher. Le linteau travaillé s’achève à ses deux extrémités en forme de tours crénelées qu’on a chargées de donner de la noblesse à l’ensemble. Les colonnes sont rappelées au premier étage. Craignant d’érafler les jantes jaune vif de sa Citron en passant le portail, il avait fait enlever les arceaux de fonte qui le protégeaient à l’époque pas si lointaine des calèches. Des corniches soulignent les rangées de trois fenêtres au rez-de-chaussée, et quatre à l’étage. Celle d’en haut est portée par de faux corbeaux.




Tous ces reliefs brisent la monotonie de la longue façade et lui confèrent un air un rien anglais…
Un rien pompeux.Peut-être une ancienne demeure d’armateur comme il y en plusieurs dans la région. Parfaite pour les débuts d’une carrière de jeune médecin thèsé en trente-quatre. 
La demeure cache un jardin auquel le climat doux du Cotentin donne des allures de jardin méditerranéen. On s'y fera photographier en compagnie de la propriétaire. Les chemisiers d'été froufroutent sous le brise légère. Il se tient bien droit, le jeune stomato à la carrure imposante, son père, la moustache souriante à sa droite et sa mère une marche plus haut. S'ennuie-t-il déjà ?



Soutenu par sa famille, il a de l’ambition et le montre.
Plus tard, après quelques déconvenues sentimentales, il en rabattra.

Cherbourg est son premier cabinet de stomatologie après les remplacements des débuts. Lille. Le 3 place Condorcet à Bourg-La Reine, à quelques pas de la maison de la famille Gaillard, avant qu’ils s’installent dans l’immeuble d’Argenteuil avenue de Stalingrad. Georgette avec son second mari, au troisième étage, et lui avec son cabinet de stomatologie vert clair au premier.

Lazzi, n’avait que deux ans.
Le jeune Bouvier des Flandres n’avait pas d’égal pour chiper des poissons morts abandonnés sur les quais du bassin des pêcheurs malgré les manoeuvres de son maître pour l’en empêcher. Il se retournait soudain et avalait d’un coup l’odorante friandise.
Le docteur Duflos de protester !
C’était un rituel. Le plus vif l’emportait.
En général le plus vif était Lazzi.
Il bondissait par la portière à peine entrouverte, s’asseyait sur le trottoir et prenait la pose le temps que son maître finisse à son tour de débarquer de l’auto. Battu et vexé une fois de plus, le patron qui a perdu en réflexe ce qu’il a gagné en corpulence et stature.
Grise en attendant de devenir noire, la boule de poils qu’on aurait crue pataude ne s’élancera plus sur le dallage luisant de la salle d’attente, finissant en glissade et tête à queue. Seule la lingère, son maître et le père du docteur avaient le droit de le promener. Aux autres il montrait les dents voire attrapait la main sans serrer, juste pour dire non.

Maurice a sorti la voiture, fermé la lourde porte à deux vantaux du hall cocher, clos la maison et le cabinet après avoir détruit l’installation électrique deux jours durant.
Il est passé rue Thiers dire adieu à la petite maison de ses parents déjà repliés sur Alençon rue de Lancrel. Poser un dernier regard sur les camélias rouges et blancs du jardinet de la maison voisine.




Il a bien fait de passer par là.
De l’institution de religieuses sur l’autre trottoir une des soeurs l’a aperçu.
Monsieur Duflos, surtout ne retournez pas chez Vous ! Les Allemands y sont entrés hier et ont trouvé votre sabotage. Ils sont furieux ! Ils vous cherchent !

A une extrémité de la population, il y avait les collabos. Les vrais.
A l’autre, les Résistants. Les vrais.
Quelque part, au milieu, tout le reste de la société française essayait de survivre, chacun à sa façon.
Certains collaboraient mais juste un peu, pour éviter le pire.
D’autre résistaient, mais juste un peu, pour éviter que le pire leur saute dessus.
Le pire des uns et le pire des autres, ça avait peut-être le même goût de drame et de souffrance. Dans la famille Duflos se racontait 14-18. Même si les mots restaient souvent dans la gorge du grand-père, le p’iot avait compris.
Les batailles de la Somme et de chacun des villages du Nord…
Comme l’a dit Pierre Dac pour l’Alsace, en Picardie aussi "on savait ce que c’est que La France, et ce que c’est que l’Allemagne".
Il y avait des prénoms d’absents sur des tombes.
Il y avait des villages absents sur les cartes de Picardie.
Il arriva aux plus Anciens de ne pouvoir tout à fait reprocher sa collaboration au maréchal parce qu’ils avaient en mémoire le vainqueur de Verdun.

Quand le jeune médecin arrachait les fils électriques, il ne se prétendait pas Résistant. Cependant il résistait.
Il résista tout le reste de sa vie à travers certains mots.
Il refusa toujours de prononcer Gestapo à l’allemande, comme guêpier, alors que c’est d’un usage courant au point qu’on n’y songe même pas…
Lui, si !
Il prononça toute sa vie Gestapo à la française, comme geste, gestation, gel des consciences. Jestapo au lieu de guestapo.
Pour lui c’était déjà résister. A sa façon, modeste et discrète.
Inébranlable comme son vieil ami André Gaillard qui se disait insensible et rebelle. C’était pour plaisanter. Mais quand même…
Sous les drapeaux, chacun en son temps, ils ne portèrent pas d'armes, l'un infirmier, l'autre médecin lieutenant.
Ils ne s’en vantaient jamais. Comme jamais ils ne se vantaient de quoi que ce soit.

Maurice est passé sur le front de mer chez Burnoufle, le garage Citroën où son Père lui avait offert sa première voiture, une 11 Légère noire à roues jaunes à bâtons.
En quelques leçons, un jeune mécanicien lui avait appris à conduire, à bord de sa propre voiture. Il avait obtenu son permis de conduire le 15 novembre 1938.

Qu’elles étaient heureuses, les promenades du dimanche, son père à côté de lui, sa mère et Lazzi à l’arrière.
On roulait, tranquilles, jusqu'à Barneville-Carteret, au Nez de Jobourg, ou dans la verte campagne vallonnée du Calvados. On partait déjeuner aux Trois Sans Homme ou aux Treize Assiettes. Le père Duflos lissait sa moustache. On évoquait l’actualité, l’avance Allemande, mais aussi les années anciennes passées à Allègre, et celles bien tristes de Saint-Pal-en-Chalencon.
Maurice n’aimait pas qu’on frôle ce sujet-là. Il passait à autre chose.
De temps en temps Madame se retournait et, par la petite custode regardait le paysage s’éloigner.
Maurice, une voiture nous suit !
C’était si rare...

Le jeune employé de Burnoufle a conduit Maurice à Valognes dans la Citron puis s’en est retourné déposer la 11 Légère à Cherbourg, au garage.
Après la guerre, peut-être. Gardez-la, en attendant.


Après la guerre...
La voiture n’aura pas été perdue pour tout le monde.
Qui aura souvenir des couleurs des drapeaux qui ont flotté sur ses garde-boue et son long capot avant ? Une svastika nazie en noir et rouge ? Un FFI en blanc et noir ?
La malle en bois a suivi dans un camion, le chauffeur plein de bonne volonté. Elle a rejoint son propriétaire à Valognes, 10 rue de Solène, où ses parents sont venus en train et où ils habitent encore en 1942.
Il ne fait pas beau rester en Cotentin.
On ne sait pas ce que sera l’avenir.
Rejoindre ses parents à Alençon ? Rentrer sur Paris ?
Il descendra dans le Sud. Tarbes, Toulouse, puis remontera sur Paris et s’en voudra toute sa vie de n’avoir pas rejoint ses parents. Son père déjà fatigué.
Le grand-père Duflos va tomber très malade et en mourir en juin 46.


Cherbourg printemps 1946.

Quatre années de guerre se sont écoulées.
La France s’est libérée.
Le jeune médecin est revenu à Cherbourg voir l’état de la maison qu’il aimait. Il aurait souhaité l’acheter. Il pensa quelque temps y retourner habiter et travailler malgré les habitudes détestables de quelques prétentieux officiers de marine peu soucieux de payer en temps.
Un peu plus tard, déjà installé à Argenteuil il songea même à exercer en cabinet deux ou trois jours par semaine à Cherbourg et le reste du temps en clinique à deux pas du 3 avenue de Stalingrad.
Cela lui parut épuisant.
Il se refit vite une clientèle à Argenteuil et abandonna la Manche.

A Cherbourg en ce début 1946, l’hiver s’attarde.
Le printemps se fait humide et hésite à entrer en scène.

Le médecin vivait alors à Paris en bordure du bois de Vincennes avec Pierre, le marin qu’il avait rencontré pendant la guerre. Un peu en arrière du front. Il servait comme jeune médecin lieutenant et Pierre comme conducteur des camionnettes qui ramassaient blessés et morts, et les emmenaient mêlés, défaits et sanglants, vers des hôpitaux de fortune. On apprend vite l’essentiel de la vie dans la boue. Les regards implorants, les plaies ouvertes et les gauloiseries nerveuses.
L’amitié y trouve t’elle ses meilleures conditions pour éclore équilibrée ?
Maurice de se souvenir.
Pierre et sa soeur avaient le même caractère difficile.
Cela se passait juste au moment où le jeune stomato désespérait d’être aimé pour lui-même et de trouver un véritable amour au seuil de la quarantaine.

Les gens n’aiment pas autant que tu crois.
Il n’y a plus rien à espérer, finissait-il par se convaincre.
Il avait laissé Pierre et la Porte Dorée et, depuis le décès de son père en juin 1946

Sa mère et lui opteront pour le 69-71 rue de Clichy dès 1948. Un petit deux pièces acheté en vendant des terres à blé venant des grands-parents maternels Pruvost à Nibas. L'adresse est commode pour le stomato.
Il descend à grandes enjambées la rue d'Amsterdam, prend le train de banlieue jusqu'à Argenteuil où il ouvre son cabinet au 3 avenue de Stalingrad, au deuxième étage, à côté d'amis que ses parents et lui se sont faits.
Tout s'est mis en place malgré les "grands dérangements" hitlériens.

Etre de retour, à Cherbourg où il avait été si heureux avec ses parents quelques années plus tôt, fait remonter des pensées.
Pas les plus gaies.
Il  repense aux absences de tendresse maternelle en sa jeunesse.
Il se convainc de ne pas avoir été assez prévenant pour son père.
Il regrette  à la fois de ne pas les avoir rejoints à Alençon, ce qui eut changé toute sa vie, et de ne pas avoir bien suivi le déclin de la santé de son père si attentionné.
Alençon. Les champignonnières où on se ramassait quand des avions ronflaient dans le ciel. Il était persuadé de lui avoir manqué sur la fin de sa vie lorsque la maladie le mena à une attaque fatale.
Mais sa mère-éteignoir ne lui avait appris qu’à s’inquiéter d’elle.

Une forme de solitude lui pèse.
Les gens n’aiment pas tant que ça.
Ils ont d’autres motifs.

Il le dit. Il le pense. Presque. Il va peut-être devoir l’admettre une fois pour toutes.
C’est moi, Maurice, je ne suis pas là, je suis ici.
Il se le répète. Souvent ça lui revient à la bouche. Quand il s’y attend le moins. D'elle-même, du bout du doigt, sa main touche sa poitrine.
Je suis ici, pas là, dans la tombe où mon prénom est écrit.

<>


Les mêmes jours une jeune bretonne est venue de Brest à Cherbourg.
Elle espère voir son mari secrétaire à bord du Jean-Bart venu de Casablanca pour carénage et réparations avant de gagner Brest dont le bassin est en cours de déblaiement, endommagé par des bombardements..
Ils se sont épousés il y a quatre ans déjà. Ils se connaissaient depuis longtemps. Amis d’enfance. Le mariage lui a évité les pires affectations. Il passe son temps dans les bureaux, comme dessinateur et secrétaire, et pour quelques embarquements.
Elle trouve que c’est juste trop long de l’attendre.
La naissance d’une petite fille ne s’était pas bien passée. Elle n’est pas allée à terme. Elle en garde de la tristesse. Du vague à l’âme.
Depuis janvier ils s'écrivent. Presque tous les jours.
Les lettres arrivent ou n'arrivent pas. Ou en retard.
Elle a le cafard et le lui dit.
Ses lettres se font récriminations.




Il s'en rend compte. Lui, si amoureux, si romantique dans ses élans, remarque que les lettres de sa petite épouse sont sèches depuis...
Depuis quand vraiment ? Il le lui fait remarquer. Elle élude.
Elle a un autre souci.
Une lettre anonyme l'a dénoncée. Elle avait travaillé au service de la censure allemande.
Elle a demandé à tous ses amis de la soutenir par des lettres attestant de son honorabilité. Ils ont écrit à son nouveau patron au service de la Reconstruction.
Durant plus d'un an elle doit se défendre. Elle décrit son ancien travail comme un bagne.
Personne ne fait confiance à personne, écrit-elle. Chacun se méfie. On a peur.
Une ancienne collègue lui demande des nouvelles des autres CONTRÔLEUSES.
Le mot est écrit en capitales !
Elle se plaint de bobos. Son corps somatise comme il peut.
Un ancien médecin la suit, lettre après lettre. Il la remercie des services et denrées qu'elle obtient pour sa femme et pour lui, à Angers où ils sont retirés. En échange il obtient des lettres qui lui sont favorables. Il connaît son nouvel ingénieur en chef et lui a écrit. L'ancien médecin, qui se prénomme Maurice, est très fatigué et se remet mal de la guerre.

Dans les lettres qu'elle ne cesse d'envoyer à son jeune mari, la petite bretonne avoue sa solitude bien qu'elle habite chez ses parents. Un rez-de-chaussée, provisoire, comme tant d'autres Brestois déplacés. Sinistrés.
Sa solitude et son trouble.
Un jour il espère venir à Brest la prendre dans ses bras.
Il le lui écrit avec enthousiasme. Dans la lettre suivante il se plaint que ses supérieurs le retiennent à Paris, boulevard du Montparnasse.
Puis à Cherbourg sur le Jean-Bart d'abord amarré à la jetée du Homet, puis en bassin. On attend que le bassin de Brest soit en état de recevoir le cuirassé, sistership du Richelieu, qui nécessite réparations.
Attendre sans nouvelles... Il n'y a pas plus frustrant.
Il est à peu près habitué à attendre les ordres, mais elle...
Il est tombé. Il s'est fait mal à la tête et à la jambe.
Elle l'encourage. Mais sans chaleur parce qu'elle aussi a ses soucis de santé.
Début 1946 il fait très froid. Même à Brest. Le petit appartement qu'elle parvient à occuper est glacial. Le grand lit aussi, malgré toutes leurs couvertures. On lui apporte un chauffage à gaz. Comme ça fait du bien !
Son parrain, sa grand-mère et ses parents ne sont pas loin.
Son père est au chômage.
Elle tente de le faire embaucher. Pas facile.

Elle ne doute vraiment de son mari, mais...
Des camarades sont venus en permission à Brest, eux. Pas lui.
Ils se sont juré fidélité, mais depuis quelques temps il lui fait remarquer ses sorties, au bal.
Alors elle lui fait remarquer ses sorties, à Paris.
Elle rêve d'un enfant qui lui ramènerait son chéri.
Quartier-maître dessinateur et secrétaire, il trouverait aisément un emploi à Brest.
A Brest, ou bien...
Elle mentionne Diego-Suarez.

Elle lui écrit qu'elle n'y tient plus.
Elle n'a pas de réponse. Pendant plusieurs jours.
A-t-elle envoyé une lettre via les services de la Marine ?
Voulut-elle le prévenir qu'elle a décidé de venir à Cherbourg ?
Elle y va.

Elle ne sait même pas où il est.
Elle ne sait jamais vraiment où il est.
Dans un bureau à terre ? Dans un bateau au port ? En mer entre deux ports ?
A bord du Jean-Bart, mais où ?
Elle sait seulement qu'il n'est pas à ses côtés.

Le Jean-Bart ne lui ouvrira pas ses portes.
Pour cause, il a appareillé. Elle ne l'apprend qu'une fois arrivée à la gare. 
Elle n'a pas pu le voir.
Les réverbères ont le nez dans les flaques.
Le quai est mélancolique.

Ils se sont croisés.
La jeune brestoise et son marin de mari.
Mais aussi la jeunette et le jeune médecin.
Pas pour les mêmes raisons.
Lui a-t-il seulement demandé son prénom ? Et elle ? Elle le lui a demandé ?
S'il a répondu et s'il a dit sa profession, a-t-elle entrevu un signe de la providence ? Un confrère prénommé Maurice comme lui mais beaucoup plus âgé veille sur elle depuis qu'une sombre affaire la menace. L'épuration est passée à ras de sa chevelure bouclée.
Elle ne dira rien à son époux de cette rencontre.
Ou la banale vérité ?
Il comprendra car il l'aime fort et depuis si longtemps déjà.
Elle avait seulement  besoin de ce court moment. Un moment de trouble. Un moment juste pour rompre le vide. De treize ans son aîné, il était grand, avec de la prestance.

La petite bretonne et son jeune marin d'époux s'écriront moins souvent en ce printemps 1946. Ou alors ils n'ont pas conservé les lettres de cette époque-là...
Les autres lettres sont toutes dans un carton cabossé trimbalé de Brest en Velay en passant par Paris et qui sent le renfermé. C'est lui qui tenait à les garder. Il gardait tout ou presque. Mais surtout les lettres de sa jeunesse. Il n'a jamais pu jeter les mots d'amour qu'il inventait pour elle et lui écrivait, d'où qu'il fut. Toujours de loin. Souvent de très loin.
Vieille poussière.

Le jeune stomato n’a de compte à rendre qu'à lui-même, ça ne concerne ni son ami Pierre et sa sœur, ni sa propre mère. Quand il rentrera à Paris, il n’en dira rien.
Ce ne fut même pas une aventure.
Cheveux bouclés châtain, elle était là, mignonne et un peu perdue.
Lui, il avait beaucoup de facilités. Il n’y a d’ailleurs rien de plus à en dire...


Ses possibilités, il les conservera jusqu'au seuil de ses quatre-vingt-douze ans.
Ou plutôt, il les entretiendra par une belle régularité, confiant en son dynamisme et grâce à un coeur vaillant et calme.

En bus d'abord, puis à moto et enfin en voiture, il m'arrivera souvent de l'accompagner au pied d'un immeuble bon chic bon genre où on l'attendait dans un coquet studio. Il arriva jusqu'à ses quatre-vingts ans que je l'y mène plusieurs jours consécutifs. Voire deux fois dans la même journée. Il en ressortait une petite heure plus tard, tout sourire, le teint fleuri, l'oeil pétillant.
Me faisant une bise, il me glissait à l'oreille un bref descriptif. Banal. Merveilleux. Exceptionnel... Je n'étais alors pas son fils, mais son copain, son complice bienveillant.
Je ne lui posais pas de question. Il ne m'en posa jamais non plus. Mes yeux le félicitaient. Il le comprenait et en était heureux.
J'étais fier de Lui... Je le lui disais. Souvent.
Il répondait en souriant "oui, je sais".
Un mauvais jour de novembre, je montai et annonçai à une personne devenue moins jeune, que "Minou" ne viendrait plus.
On laissa voir une vraie tristesse. Sincère.
On me détailla de lui un panégyrique.
Oui, je sais....

Mais à Cherbourg début 1946...
Même pas une aventure.
Blondinette, mignonne. Un peu perdue, mariée un peu précipitamment en 42.
Lui, avec trop de facilités, et libre de sa vie pour encore trois longues années.
Rien de plus à en dire...
Maintenant il a hâte de quitter la chambre d'hôtel.
Les lieux ne lui plaisent plus.
Il n'a même pas envie d'allumer les têtes de lit.
Le petit jour fait la grimace.
A l'angle des rues des Portes et Gambetta, c'est fermé chez Ratti que les vieux Cherbourgeois appellent encore la Frileuse depuis les années vingt. No va tcheu Ratti.
Il n’y a pas un chat rue de l’Union.
Du vomi sur le pavé.
La plage Napoléon a l’air d’une fresque de Puvis de Chavannes. Du gris, de l’ocre-gris, du gris-bleu.
Il n'y a plus Lazzi à faire courir sur le sable moche. Des travaux sont prévus.
Même la plage fout le camp. Des mouettes criaillent.

Il n’a pas avancé d’un pouce dans sa quête.
Demain c’est lundi. Rentrer à Paris, le cœur lourd.
Ouvrir le cabinet d’Argenteuil comme si de rien n’était.
Comme si de rien n'était ? C’est ce qu’il croit.

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