VELLAVES.
1. LE RENE DU MONTEIL.
Ses parents avaient quitté Montreguéry, près de Jullianges.
La maison natale, devenue trop petite.
La maison natale, devenue trop petite.
Ils étaient venus au Monteil comme fermiers, locataires-exploitants peu protégés par les lois de l'époque. Ils payaient des fermages au propriétaire pour la maison et pour les terres.
Avec eux, leurs cinq enfants, Arsène, René, André, Aimé, les quatre garçons, et leur sœur Fernande.
Il fallait travailler dur pour faire vivre la maisnie et couvrir frais et charges. De bonne heure les fils durent aider leurs parents. Ce n’était pas exceptionnel. Dans toutes les fermes, grandes ou petites les enfants, garçons ou filles, donnaient le coup de main aux parents. Surtout à la belle saison. L'école cédait la place aux travaux des champs et de la ferme.
Devenant adultes les fils furent rejoints par conjointes et enfants.
Leur père, Paul, décéda prématurément.
Le poids des charges et la responsabilité du domaine échurent aux fils. Principalement à René. Arsène, l’aîné de la fratrie partit le premier, marié et père de famille. Puis André, et leur sœur.
Le domaine n’était pas mauvais. Des terres volcaniques et d'autres granitiques. Des pentes qu'affectionnent les brebis. Un peu isolé, mais ça n’a pas que des inconvénients. Les vaches et les bœufs de race Salers à l’écurie, contre le logis qu’ils réchauffaient un peu. Les brebis à la bergerie, plus bas. Les cayous de l’autre côté du chemin, dans la porcherie. Un peu de volaille, pour les œufs. Des prés, des champs, un beau verger. Des sources si importantes aux temps où l'eau à l'évier n'était qu'un rêve en milieu rural.
Tout le monde saluait la vaillance, le sérieux et la sagesse du René. Trop à son travail, trop modeste, il est resté seul avec sa mère et son frère Aimé qui avait épousé Mélina. Une fille, et les enfants de Mélina et d’Aimé vivaient au Monteil. La vie passa ainsi. L’électricité arriva vers la fin des années cinquante.
On joignait les deux bouts. Mais jamais on ne parvenait à se créer un capital pour gagner en indépendance et se mécaniser pour aider les bras. Ceux de René faisaient le plus dur, en responsable.
"Il y avait un trou dans la porte.
On y aurait passé la tête.
A travers le toit on voyait les étoiles et passer les avions".
"Tu sais, p'tiot, les propriétaires des domaines ne font aucun effort pour leurs fermiers. Ils s’en fichent. Ils gardent leur argent pour eux. C’est comme ça qu’ils se sont enrichis. Tu ne peux pas imaginer la misère que certains fermiers ont connue à cette époque".
Je découvrais un monde encore chaud qui rappelait que le dix-neuvième siècle n’était pas si loin. La force des femmes et des hommes habitués à résister à la rudesse du travail, au froid, au vent. La pauvreté. Les joies simples. Les rires des veillées.
Leur fragilité compensée par leur méfiance face aux roueries des maquignons, des propriétaires, d’autres Paysans.
Les anciens ont le muscle dur d’avoir tant marché et tant levé de charges. Ils emmenaient aux foires leurs vaches ou leurs moutons. A pied sur des dizaines de kilomètres. Partis tôt avant le jour. Revenus tard la nuit suivante ou le jour qui suit… si ce n’est encore le lendemain. Ils avaient marché, travaillé, parlé. Beaucoup. Et bu, encore plus, pour certains qui dépensaient au café ce qu’ils avaient gagné par la vente de bêtes.
Ceux-là étaient bien reçus à leur retour.
Du Monteil il montait au marché d’Allègre.
"Era lou mecr, coum’aura."
"Le mercredi comme maintenant, allons".
Bâton en main, marchant premier ou poussant brebis et agneaux, ou un veau de ses vaches Salers, avec un ou deux de ses chiens, il prenait par Boissières, la source qui noyait le chemin, puis le vieux pont en dos d’âne. Le gué ou le pont de La Clède sur la Borne. Il montait l’étroit chemin de terre sous Châteauneuf et traversait la zone des potelleries en bas du bourg. Encore, il montait jusqu’à la place du Marchédial.
Peser les agneaux. Les vendre au mieux, sans se laisser faire. On se connaissait. On savait qui payait le juste prix et qui saignait le berger autant que l’agneau.
On tapait la patza, la pache, le pacte, et c’était conclu.
L’argent du maquignon acheteur sortait du portefeuille. Le gros.
Les peaux, les côtés, ne risquaient pas de se toucher tant il était rebondi.
Oh que non ! Quitte à y laisser quelques papiers dont le seul but était de l’arrondir.
Celui de ce René était moins gros.
Les peaux ne se touchaient pas toujours, mais c’était de peu.
Chez Destable, chez Tyibo comme ça se disait, au Café du Marché on buvait les tournées. Ce René ne buvait pas plus que de raison quand d’autres roulaient sous la table. Le mercredi durait jusque tard le soir. A la nuit, il y en avait qu’on chargeait sur leur char ou dans leur tombereau. On claquait la fesse du cheval qui savait le chemin jusqu’à la ferme… ou jusqu’au café suivant.
Des cafés, il y en avait trente-cinq à Allègre si on compte tous les endroits où on servait le vin ou la gnole, hôtels inclus.
Le René redescendait avec ses couronnes de pain autour du cou ou de l’épaule. Redescendait jusqu’à La Clède. Et remontait vé l'Monteil. A pied toujours pour conduire les bêtes à l’aller. Parfois en camionnette au retour, jusqu’à tant que le chemin soit carrossable.
Châteauneuf, Moulis. Besses.
Ou Chantegris avec Sisi Rocon, par l’autre côté, mais ce n’était pas le mieux.
Quand il n’emmenait pas de bêtes, il descendait à vélo. En poussant la bécane pour la remontée, à l’aller comme au retour, les pains sur le porte-bagages ou autour du guidon. Passant d’un volcan à l’autre, le chemin descendait et remontait, à l’aller comme au retour.
C’est comme ça à peu près partout dans ce beau Velay aux cinq-cents volcans.
Et comme ça aussi tous les mercredis.
Et les jours de foire. La Sant-Martyi en novembre. La Saint-Luc à Saint-Paulien. A Paulhaguet. Même au Puy.
Plus tard il eut une mobylette Peugeot. Elle paraissait toute petite quand ce grand et large René s’asseyait sur la selle, mais elle facilitait bien les choses.
Enfin, aux belles saisons, parce qu’avec la neige...
Revenu fourbu à la ferme, content ou déçu, il fallait se remettre au travail. Parfois il ramenait des bêtes invendues, mais c’était rare car il soignait ses troupeaux et ça se savait à la ronde.
Se reposer ? Oui, on verra.
S’occuper d’abord des bêtes, faucher, faner ou moissonner, ça passe avant le repos surtout si le temps l’accorde.
Quand il revenait tout tremp’, il lui aurait fallu une épouse prévenante qui le fasse se sécher, se réchauffer. Il y aurait consenti, peut-être, même en ronflant, juste pour lui faire plaisir. Il n’aurait pas chopé la crève comme souvent, faute de se soigner. Pas assez d’amitié pour soi-même. Il savait ses fautes et ne se les pardonnait pas quand d’autres, qui auraient fait pire, auraient tourné la page depuis belle lurette. Pas lui.
La maisnie s’étiola. On se sépara. Les décès, les mariages et les naissances.
Les maux et les mots. A l’âge de la retraite René quitta lui aussi la maïsou.
Le Monteil était vide. Il avait fini de vivre. Ce qui s’appelle vivre, bourdonner de travail, de bruits et de conversations. De cris d’enfants. De bêlements et mugissements.
Y’a dingiun’ à la maïsou…
Il toussait, le René. Parce que le gosier était rautz’ et que la maladie s’installait, de plus en plus profonde.
"Il a fallu en rabattre, c’est que…"
Il se taisait, pensif. Pas facile après tout ça de se retrouver seul : "ça fera ce que ça voudra".
Il n’avait jamais vécu seul longtemps. Seulement en venant s’installer rue du Château en face de Mélina, une de ses belles-sœurs, qui habitait avec quelques-uns de ses enfants, dont son Marcel. Sa maison à côté de celle dont je faisais relever les pauvres vieux murs.
Les crises de toux l’accablaient.
Ses atteintes bronchiques s’étaient muées en asthme.
De plus en plus fortes et suffocantes. Une hospitalisation devint nécessaire. Ce n’était pas la première. Puis la maison de retraite d’Allègre. Je le visitais chaque jour. C’était facile. Au moment de nous quitter : "Tu viendras d’main..."
Je venais, c’était un pacte, et ça ne se rompt pas. Je le prenais avec la voiture pour visiter ses amis. La Blanche des Nautes. Charbonnier de Darsac. Astier de Razonnet.
De plus en plus souvent, en silence, les larmes lui venaient. Il ne s’habituait pas à cette vie nouvelle. Tellement plus confortable que chez lui, mais à ses yeux privée de liberté.
Je lui proposai de le prendre chez moi le temps de réfléchir.
Peut-être de se faire une raison.
Rester chez moi ou retourner à la maison de retraite. Peut-être serait-ce sa santé qui déciderait pour lui. Chez moi il serait à toucher chez lui et tout à côté de Mélina. Il pourrait y aller autant qu’il voudrait. Même en pantoufles, comme jadis. Au fond je lui proposais de retourner chez lui, venant chez moi pour les repas et dormir.
Il redoutait les crises d’asthme qui le laissaient, au bord de l’étouffement, épuisé, hagard. Le mal et la solitude le plongeaient alors dans un état de panique qu’il ne pouvait surmonter.
Il me faisait appeler lorsque cela le prenait, à la maison de retraite.
Rue du Château il ne serait pas seul la nuit. Je prévoyais sans crainte de faire pour lui ce que j’avais fait pour mon père.
Il aurait de la compagnie sous la main.
Je lui aménageais la chambre. Au mur je mis des photos du Monteil et de sa famille.
A bout, très fatigué, il vint s'installer. Sa belle-sœur venait en voisine et nous bavardions tous trois. Tous deux me conseillaient sur la préparation des repas. Civet de lapin avec deux carrés de chocolat noir. "Il est clairet, ton civet..."
Je faisais mon possible pour qu’il se sente bien, mais je commettais des erreurs.
Pensant qu’il se sentirait mieux tout propre, j’insistais pour qu’il fit un brin de toilette le matin et enfila un T-shirt pour dormir, au lieu de garder sa chemise de jour et lavais son linge. Seul chez lui, il avait pris d’autres habitudes par lassitude.
Il dormait tout habillé, et si sa chemise avait des manches déchirées du poignet à l’épaule, ça ne le préoccupait pas plus qu’elle soit propre. Je choisissais un pain de qualité alors que le pain blanc ordinaire avait sa préférence, assimilant le pain complet aux céréales à un vilain pain de guerre. Comme il me semblait très fatigué, je le laissais se reposer l’après-midi alors qu’il aurait peut-être voulu qu’on aille en voiture voir des copains.
Mais il n’eut jamais osé le demander. A moi à comprendre et proposer.
Mais il n’eut jamais osé le demander. A moi à comprendre et proposer.
Je n’avais pas mesuré la distance qui nous séparait. La bonne volonté n’y pouvait rien, pas plus que l’amitié, bien au contraire. Il s’interdisait de me dire ce qui ne lui convenait pas. Cela lui aurait paru être des reproches envers un ami. Il se refusait de faire tranquillement ce qu'il faisait chez lui ou au Monteil.
Je transférais inconsciemment sur lui une part des sentiments et attentions que j’avais réservés à mon père. Quand mon père avait besoin de quelque chose, il me le disait ou demandait. C’était tout naturel. Les hommes ne sont pas tous faits au même moule. Ce qui convient à l’un n’est pas souhaité par un autre.
Pour René j’étais son copain, comme il le disait à Mélina et à d’autres. Au lieu de lui permettre de me demander ce qui lui aurait convenu, ce lien le lui interdisait, tandis qu’à la maison de retraite il payait les services et commander lui semblait dans l’ordre des choses.
"Je paye pour !"
Je n’avais pas compris qu’il m’avait accordé cette place, et encore moins qu’elle l’inhibait de cette manière.
C’est en explosant qu’il finit par débiter ses reproches, agitant sa canne.
Enfin, aussi désolés l’un que l’autre, de constater ensemble que je n’étais pas de taille pour contenir sa force capable d’emporter tout en même temps, l’eau du bain, le bébé et le toit de la maison…
Il ne savait pas comment exprimer ses désaccords paisiblement.
Il disait à chacun ce que chacun avait envie d’entendre.
Il disait à chacun ce que chacun avait envie d’entendre.
Quand je lui proposais de venir rue du Château il admettait mes arguments, ce que je prenais pour acceptation. Quand, à la maison de retraite, on lui soufflait qu’il y était bien, il acquiesçait autant mais ne me le disait pas.
On ne fait pas le bonheur des gens sans leur demander leur avis sur chaque chose. Quand, espérant que ça lui serait utile ou agréable, je lui apportais quelque chose dont il n’avait nul besoin, il disait seulement : c’est mal à propos.
Une crise d’asthme plus forte que les autres survenant, René fut hospitalisé.
Cette fois, ne voyant plus d’alternative à la maison de retraite, il y retourna à sa sortie de l’hôpital. Résigné. A défaut de s’y plaire, il s’y accoutuma. Sans en être convenus, nous n’avons jamais reparlé de cet épisode intermédiaire. Je repris mes visites de l’après-midi jusqu'à l'heure du souper et l’installer à sa table avec sa bouteille d’oxygène.
Et, puisqu’il payait, il se sentait le droit de jeter au sol ses fonds de verres de vin. Quand même, il mettait un journal déplié pour éviter de plus grands reproches du personnel.
Et lui, quand je franchissais sa porte le soir tombant :
Tu viendras d’main ?
Le Monteil est resté seul.
Déjà mentionné sur les cartes du XVIIIe siècle, le domaine avait été un écart d’un des villages environnants, les Nautes ou Razonnet. Voire Vernassal. Terres gagnées sur les ronces, défrichées et essartées par une communauté pour y mener des cultures. Des parsonniers peut-être s’y étaient installés. L'usage populaire lui avait donné le nom du lieu qu'il occupait.
La vue s’étendait loin quand les alentours étaient en champs et en prés, avec quelques bosquets de frênes ou de fayards, bien avant la plantation systématique en résineux. Bar, Baury qui porte Allègre, et Montchaud qui domine Ringue, au Nord. Le sommet du suc du Monteil tout près, puis Geneste et Gachat. Mais beaucoup plus loin, jusqu’au Testavoyre qui pointe le Meygal. Jusqu’à Alambre et Mézenc qui marquent la limite entre Haute-Loire et Ardèche, au Sud-Est.
Les bâtiments sont inscrits au creux de la carrière d’où leurs pierres ont été extraites. Chambre d'emprunt. Le relief les protège des vents du nord. Aujourd’hui des bois les séparent des Nautes.
Le chemin de terre qui descend du carrefour naturel des Quatre Chemins semble long et mal commode. René ne l’empruntait guère. C’est qu’avec son char tiré par Violet et Mouton, deux grands bœufs de race Salers, il coupait par un chemin en replat ménagé entre les prés à droite et le verger à gauche.
Un gour, au ras du passage, à la limite des terres, rafraîchissait les bêtes. Pas toute l’année. De là, en ligne droite, on parvenait aux Quatre Chemins qui n’étaient pas si loin des Nautes et de son grand abreuvoir maçonné.
On passait devant la maison de Blanche. La Blanche des Nautes. Pour quelques instants, René parquait ses brebis dans la cour empierrée de la grande demeure de pierres aujourd'hui en perdition, qui fut achetée par un médecin qui a omis d’en prendre soin. L'homme de la ville a vite oublié les respect dû aux hommes qui ont taillé à la main ces si lourdes pierres de granit.
Parce qu’elles sont proposées à prix bas, il arrive que de grandes et jadis belles maisons soient acquises à la va vite. Et à la va vite abandonnées.
Leurs nouveaux acquéreurs auront fait bon marché de leur responsabilité d’humains envers ces Grandes Personnes faites de pierres, de bois et surtout de la sueur de ceux qui les ont élevées. La suie du cantou, des lambeaux de papiers peints, un escalier effondré, une poignée de porte en porcelaine, des vaisselles brisées ou cabossées, mille détails en disent pourtant long sur les vies qui ont apparu et sont parties là.
Et sur le linteau de la porte principale, une date gravée ou un rébus devenu indéchiffrable au fil des ans et des vents pour qui n’a pas connu les habitants, et qui s'obstine à dire "C’était moi ! Ne partez pas si vite, allons. Je voulais encore vous dire…"
Nous étions en 2005, et le Monteil nous parlait encore, résistait encore…
Le toit s’était écrasé, abandonnant des tuiles sur le faîte des murs qu’elles insistaient à protéger avec trois rangs de génoises. Les planchers avaient abandonné la partie, emmenant avec eux les cloisons galandages. Des ouvertures avaient conservé leurs croisées ouvertes sur le ciel, leurs portes, des barreaux orphelins ou quelques bribes de bois et de fer. Comme échos d’une conversation interrompue.
On devinait la cuisine et la salle au rez-de-chaussée auquelles on accédait par quelques marches, les chambres de l’étage, les combles.
Un abreuvoir. Sec, tandis que la source coule à ses pieds.
L’eau n’en fait qu’à sa tête.
Il y a des ruines muées dans le silence de la mort.
La ferme du Monteil parle, crie, mais en vain. Peu de promeneurs passent près d’elle, qui s’arrêtent et prennent le temps de l’écouter. On marche vite, de nos jours, en tenue antitranspirante, avec un ou deux bâtons de rando. En alu, c’est plus léger.
Mais plus froid. Comme nos cœurs de gens pressés.
Elle rappelle comme elle fut belle, presque bourgeoise. Il y eut de l’abondance.
Elle s’en était déjà allée quand René emménagea.
En 2015 des pans de murs abandonnèrent la partie...
Le René du Monteil ne m’a pas parlé de cette façon affective, romantique, de son ancienne ferme. Je lui ai rapporté des images. Il les a regardées. Il a expliqué. Il a décrit et raconté la vie et le travail avec des mots précis. Il n’a pas laissé monter les émotions qui font mal.
Quand il était triste, René prenait des rides et ses yeux bleu clair se creusaient. Quand il était joyeux, son visage s’ouvrait d’un immense sourire d’enfant. Quand il se fâchait, il ne contenait plus son emportement né de souffrances anciennes.
Il y avait deux, trois, ou plus de René en lui.
Il lui aurait fallu être Montherlant pour s’excuser que tous ces visages étaient des lui-mêmes. Il n’était pas chacun d’eux mais eux tous ensemble. Il cachait comme il le pouvait les lui-mêmes qu’il savait ébréchés, déficients.
Nous ne rencontrons toutes nos facettes qu’une à une, au fur et à mesure des circonstances. Au fil de la vie. On ne finit de se connaître bien, tout entier, qu’à la dernière minute.
Brave homme de berger, René avait tenu au Monteil un beau troupeau de brebis noires.
Marquées d’une étoile blanche sur le sommet du crâne, elles conservaient la trace d’anciennes hybridations. Mais sans avoir adhéré à aucune association, il faisait partie des moutonniers qui ont ramené la brebis noire du Velay vers sa source génétique.
La Neira, comme on la nomme autour d’Allègre, a une croissance lente.
Tant que les moutonniers voulurent produire en quantité plus qu’en qualité, ce fut perçu comme un défaut. Ils tentèrent de corriger par des hybridations avec des races lourdes, pourvoyeuses de viande. Il se trouvera toujours quelqu'un de plus malin si on ne vise que la quantité. Plus malin en Europe, en Australie ou en Nouvelle-Zélande à travers l’Hyper-Marché de la grande ville.
La qualité est appréciée des gens qui prennent le temps de savourer. Associée à la vente à la ferme, elle fait accourir les connaisseurs.
C’est ce qu’ont commencé à bâtir des éleveurs pionniers, dans les années cinquante.
Au second rang de ces pionniers René a soigné son troupeau de Noires. Une grosse centaine de brebis mères, à cette époque, c’était un bel élevage !
Il ne ménageait pas sa peine. Le matin il en fallait du temps pour préparer le cartiru. Ou le carterou si vous prononcez autrement. Les légumes coupés en petits morceaux pour les agneaux. Carottes, raves...
Il n'avait pas assez de surface pour toutes les bêtes. Accompagné de ses chiens jaunes, René menait sa partzada manger l’herbe des bords de chemins. Maintenant, comme les charges grèvent le coût du travail, les bergers n'ont plus le temps de garder les bêtes en zones non clôturées comme les chemins. Il faut payer des cantonniers pour un moins bon résultat, les épareuses broyant les haies au lieu de les tailler, faisant disparaître mûres et framboises.
Il connaissait les parcelles. Celles où il pouvait pacager ses moutons quand c’était le moment. Ses vatzéous mangeaient le reste d’herbe après le passage des vaches ou après la moisson. Ses brebis mangeaient les épis de maïs tombés à terre. Un peu était déjà bien. Rien n'était perdu.
Il connaissait les parcelles. Celles où il pouvait pacager ses moutons quand c’était le moment. Ses vatzéous mangeaient le reste d’herbe après le passage des vaches ou après la moisson. Ses brebis mangeaient les épis de maïs tombés à terre. Un peu était déjà bien. Rien n'était perdu.
Quand un agriculteur ne voulait pas que ses moutons mangent sa parcelle, il le lui faisait savoir en y plantant un genêt ou un par’bergier, un bâton avec un nœud de paille. Ou un petit tissu, un p’ta. Il appliquait les recettes des bergers d’hier mais déjà connaissait celles d'aujourd'hui.
Le couteau, le fouet ou le bâton, ne le quittaient pas. Pas pour battre, juste pour guider le troupeau, le faire dévier à droite ou à gauche, le faire tourner sur lui-même qui est une manière de le garder quelques instants sur place en un lieu ouvert.
Il savait composer des pommades, des onguents qu’il tenait dans une sacoche avec le casse-croûte. Avec un mélange de graisse de porc et de sulfate de cuivre il durcissait la corne des pieds et réduisait l’affection bactérienne du piétin que favorisent la chaleur et l’humidité. Avec un autre onguent et un côté de sac à patates il soignait et protégeait un dos endolori par un coup de soleil trop fort et trop peu de temps après la tonte.
Avec ses stylets, scalpels et curettes de sa flamme il curait les pieds, pratiquait une saignée ou l’exérèse d’un corps étranger. Un coup de sang était tôt remarqué. D’un coup de scalpel, l’oreille était entaillée puis tapotée pour éviter la coagulation. A une brebis qui avait mal avalé du trèfle, il lui faisait mastiquer du genêt pour expulser les gaz qui météorisent. A une autre qui se roule à terre, il nouait la queue pour créer un abcès de fixation qu’il entaillait en croix à maturité. Un verre de gnole sucrée revivifiait une brebis après un agnelage difficile.
Il composait ou achetait des vermifuges pour combattre strongles, douves et autres parasites. Il faudra bouchait une brebis berche, qui restait mauvaise, malade.
Oh ! Il savait faire tout cela, et c'était bien normal. Le René de Combolivier aussi le faisait et l'avait enseigné à son neveu qui débutait. Ceux-là exerçaient le métier avec sérieux et ça se savait loin autour des Astiers, de Combolivier, du Monteil.
Oh ! Il savait faire tout cela, et c'était bien normal. Le René de Combolivier aussi le faisait et l'avait enseigné à son neveu qui débutait. Ceux-là exerçaient le métier avec sérieux et ça se savait loin autour des Astiers, de Combolivier, du Monteil.
Désormais les brebis restent à la bergerie dès les mauvais jours. Chaque jour René les sortait une heure, un peu plus ou un peu moins, pour les stimuler, leur donner de l’appétit. Il marchait premier, dans le neige ou les herbes mouillées et les brebis suivaient à la queue-le-leu.
C’est ainsi qu’il a pris le mal. Angines ou bronchites trop peu soignées. Ses poumons n’y ont pas résisté. Sur deux cylindres, une courte marche le faisait haleter.
Quo bouffa pas, ça respire mal.
Nous avions pris l’habitude d'aller ici ou là en voiture. Arrivés à destination, il marchait à son pas. Je suivais avec la bouteille d’oxygène. Le tuyau de la lunette nous reliait. Lorsque le chemin était hasardeux je portais un siège pliable. Sinon il eut été cantonné à sa chambre. En cet équipage, avec humour, nous allions à Julianges sur la tombe de sa famille, aux Nautes, à Chantegris. Ce lui fut éprouvant de retrouver les limites de sa parcelle du Bois de la Cure qu’il préférait dire Coste Mave.
Quand, au sortir de l’hôpital après sa plus forte crise d’asthme, il eut choisi et admis la maison de retraite, il s’y accoutuma mieux que lors du premier essai. Je passais dans l’après-midi bavarder. Nous descendions par l’ascenseur jusqu'à sa table à l'heure du souper.
En partant, à l’angle du couloir, je me retournais pour lui faire un signe d’au-revoir.
Et lui : tu reviens d’main ?
Bien sûr.
C’était immuable. Oh, pas vraiment une question. Plutôt un rituel rassurant.
Il arriva qu’il me fasse appeler la nuit quand il avait la sensation d’étouffer. Je ne sais quelle magie le calmait alors.
René : "Tu ne me lâcheras pas la main, hein ?".
A l’hôpital ce fut plus difficile.
René : "Tu ne me lâcheras pas la main, hein ?".
Pourquoi donc la direction du personnel d’un hôpital du Puy raisonna-t-elle différemment de celle du personnel de la maison de retraite d’Allègre ou d’une clinique de Paris où fut soigné mon Père ? Dans ces dernières j’étais admis à venir aider, même de nuit. Je pus venir laver et raser mon père, l’aider à manger. Le maintenir propre, ce qui est si important pour conserver la dignité. Dans le service K où il fut, on refusa à René que je participe à ces soins de confort, malgré ses demandes répétées. Comment, par quel raisonnement deshumanisé, peut-on refuser à un malade le confort rassurant d’être aidé par un proche de son choix pour ses repas, son rasage, divers petits soins qui ne présentent aucun danger ? Masser pieds et talons, hanches et fesses pour éviter que se forment des escarres.
René réclamait malgré sa fatigue : c’est mon copain qui le fera.
Mais non, la chef de service s’interposait !
Cela eut pourtant soulagé le malade et facilité le travail des aides-soignantes.
Au service U tout cela fut accepté et même bienvenu. Soulagement. Grâce au comportement humain, respectueux et avisé des personnels et encadrements, je pus aider René à prendre son repas de midi parce que sa main tremblait et parce que de ma compagnie l’encourageait. Je lui lisais les titres du journal, les avis, les nouvelles qui l’intéressaient. Puis il s’endormait. Pendant ce temps l’allais aux Archives ou faire des courses.
Au service U tout cela fut accepté et même bienvenu. Soulagement. Grâce au comportement humain, respectueux et avisé des personnels et encadrements, je pus aider René à prendre son repas de midi parce que sa main tremblait et parce que de ma compagnie l’encourageait. Je lui lisais les titres du journal, les avis, les nouvelles qui l’intéressaient. Puis il s’endormait. Pendant ce temps l’allais aux Archives ou faire des courses.
Un jour, l’air malicieux et coquin malgré son mal, avant de s’endormir :
Vas te chercher une génisse...
Deux jours avant son décès, alors qu’il avait perdu de vue la réalité de l’hôpital sinon sa ligne de conduite, et se croyant dans je ne sais quel endroit néfaste, il se soucia :
Moi je vais partir, mais toi tu vas rester ici ? Qu’est-ce que tu vas devenir ?
Délicatesse d'un homme si fort. Si fragile.
Cette attention fit en moi écho à ce que m'avait dit mon père six ans et demi plus tôt, avant sa dernière hospitalisation, tandis que je massais ses pieds et ses jambes pour tenter d’en résorber le gonflement :
Lucide jusque dans les pensées à sa propre disparition, il mesurait l’importance qu’il avait prise auprès de son fils. Il se préoccupait de ce qu'il en adviendrait "après lui".
Vingt ans que c’est court, vingt ans.
Il me fut impossible de ne point associer ces pensées altruistes, de mon Père et de René.
Ils s'en allaient.
Ils s'en allaient.
Je promis à René de faire mon possible pour aider à faire connaître ses brebis noires, la Brebis Noire du Velay, La Neira.
René s’en alla. Le six février 2008.
Sa main fit à plusieurs reprises, lente mais insistante, le signe par lequel il me demandait de l’aider à se tourner dans son lit. Ses yeux ne me voyaient plus, je crois. Ses lèvres prononçaient quelque chose.
Je mis du temps à comprendre son geste et à lire sur ses lèvres muettes.
Je vais passer de l’autre côté.
Dix-sept heures vingt-cinq. Une responsable du service vint, qui resta quelques instants avec nous et m'expliqua ce que le corps de René allait manifester de restes de vie avant de s'en aller tout à fait. Comme sa présence fut précieuse !
2. LE RENE DE COMBOLIVIER.
En mars 2008, un mois après de décès de René du Monteil, des élections municipales eurent lieu. Parmi les élus, Stéphane, berger et président de la Sélection de la Noire du Velay. Je ne le connaissais pas auparavant.
Nous avons décidé de travailler à mettre en valeur notre emblématique brebis, Noire et Vellave. Pas seulement pour des raisons sentimentales. Parce qu'il est important que son patrimoine génétique ne soit pas perdu. Parce qu’elle a de réelles qualités. Parce qu’elle est du Velay. Parce que si les Vellaves ne le font pas, ce ne sont pas les moutonniers d'autres régions qui le feront.
Nous avons d’abord pensé ajouter une fête de La Neira à la fête patronale d’Allègre, la Saint-Martin. Mais s'il fait froid, mi-novembre les brebis sont déjà rentrées en bergerie et nourries au foin. Nous avons retenu le premier dimanche du mois d'août, période la plus propice pour montrer aux visiteurs de notre région notre Brebis Noire du Velay, le monde des bergers, anciens et actuels, et les quatre Volcans de la commune d’Allègre.
Nous avons créé une association que nous avons appelée La Neira, tout comme la fête, parce que c’est son nom dans le patois d’Allègre.
http://www.brebis-noire-velay.org/
http://www.brebis-noire-velay.org/
Ainsi est née La Neira des Volcans d’Allègre, sur une idée partagée par toute une bande de copains et grâce à eux tous.
L’Humain n’est pas oublié, loin de là. Accueil chaleureux, sourire et générosité sont nos bannières à l’attention des visiteurs et exposants de la fête.
Stéphane me conseilla d’aller rendre visite à son oncle René...
René le berger du Monteil s'en était allé en février.
Un samedi après-midi du printemps 2008, je descendis à Combolivier faire la connaissance de René, le berger de Combolivier.René le berger du Monteil s'en était allé en février.
Depuis les rues vieilles, Combolivier est en contrebas d'Allègre, en descendant vers la Borne. Gare à la remontée quand il a neigé et gelé.
Encore le chemin est-il goudronné.
Oh, pas depuis si longtemps.
Naguère descendre par le chemin de terre, et pire le remonter, était une expédition. Il y avait une coursière, c'est vrai, pour atteindre à pied le bas d'Allègre vers la gare, en partie le long des rails. René en avait créé une autre vers Sarzols, avec de rustiques passerelles pour traverser la Borne.
Sur les anciennes cartes on trouve Combe Oyer puis Combe Olivier.
Le petit domaine de Combolivier fut un écart défriché au XIXe siècle à partir des Astiers, maison forte voisine qui le précédait de plus de cinq siècles. Les documents ne manquent pas, depuis 1381.
Les Astiers et Combolivier sont deux petites vallées parallèles, deux combes qui guident les eaux du flanc Sud-Ouest du volcan de Baury vers la Borne. De l'autre côté de la rivière, modeste affluent de la Loire, la pente remonte formant la combe d'Azou.
La ferme de Combolivier est construite sur un petit replat en bordure de la combe qui creuse son sillon depuis l'ancienne carrière où se situe désormais le cimetière du tout début du XIXe siècle, jusqu'à une courbe de la Borne où tournaient plusieurs moulins et où bruissait tout un monde Paysan.
Nous regardâmes des images des activités des Amis d'Allègre et quelques images de brebis noires.
Pris par les travaux de début de mandat municipal et la préparation de la première édition de la fête de La Neira, je ne retournai le visiter que deux mois plus tard.
Sa chaleur et sa voix douce eurent tôt fait de me mettre en confiance.
Dès juillet il ne se passa plus de semaine sans que le plaisir de sa compagnie m'attire vers sa ferme. Plaisir mélancolique, plaisir tendre, plaisir triste, plaisir joyeux. Selon son état car une grave maladie le rongeait depuis quelques années déjà.
Long et sec octogénaire, René était bâti pour la marche.
Il nous emmenait dans les bois voisins ramasser des champignons, mais plutôt pour me faire connaître les terres environnantes. Il les avait tant travaillées depuis que ses parents étaient venus s'installer là comme fermiers alors qu'il était jeune adolescent.
Je peinais à le suivre sitôt qu'il allongeait le pas, souple et ondoyant entre les mottes, les pierres et les buissous.
Malade du mal qui l'emporterait, il n'en pratiquait pas moins la plaisanterie et encore plus volontiers l'autodérision.
"Il ne reste de moi que les quatre montants… et l'piston".
Bientôt, sa perspicacité lui fit sentir que mon amitié vers lui devait quelque chose à la perte de mon père six ans et demi auparavant. Sans doute aussi celle du René du Monteil quelques mois plus tôt. C'est ainsi que j'explique la promptitude de ses attitudes paternelles, rassurantes et bienveillantes. Tout simplement, cela tenait à sa nature. Il ne se passa plus guère de semaine, puis de jour, sans une visite chez ce guide si attachant.
Ses yeux, sa joue gauche et sa bouche lui faisaient mal, se déformaient peu à peu. Certains jours son mal le tenaillait tant qu'il sombrait dans la tristesse. Presque la prostration. Les autres jours il était malicieux, joyeux, plein d'entrain.
Lors de la préparation de la première fête de La Neira il espérait mener Princesse, une belle jument de selle française, un peu âgée mais restée svelte et courageuse.
Il ne put pas la mener.
Peut-être n'osa-t-il pas paraître en public avec le large pansement qui barrait sa joue ?
Jadis il fallait le voir participer aux fêtes et conduire son tracteur décoré à la fête des chars fleuris. Mais, comme il le disait, il devait en rabattre…
A midi trois plateaux du repas de La Neira le fit participer un peu à la fête.
J’essayais de lui apporter les bruits et parfums du dehors pour lui donner l'envie d'élargir ses sorties au-delà de son paysage familier.
Il me semblait se cantonner à sa maison et alentours pour que ceux qui l'avaient connu si vaillant ne voient pas son visage déformé et le grand pansement.
Il me semble que nos sensibilités, à des âges différents et pour des raisons tenant à la vie de chacun, nous rapprochaient. Il le sentait probablement plus clairement que moi et prenait cette passerelle sans crainte.
Lorsqu'en septembre 2008 il fut hospitalisé, ce fut comme un retour en arrière auprès de cet autre René décédé depuis sept mois et auprès de mon père, parti sept ans plus tôt.
Lors des après-midis chez lui, nous alternions les longues et les courtes promenades.
Parfois nous allions au cimetière. Il en ressentait le besoin régulièrement. De Combolivier, il lui arrivait d'en regarder longuement le mur et les croix. Il lui semblait que l'attendaient ses proches et trois de ses six enfants. Peut-être savait il reconnaître de si loin la croix de la tombe familiale ? Il craignait le froid et ne quittait pas sa chapka dont il rabattait les côtés sur ses oreilles et sa joue.
Je gardais quelques journées pour les finitions dans ma maison ou pour visiter quelques autres amis.
Un après-midi, le voyant triste et pessimiste, je lui demandai :
Tu as mal en ce moment ?
J'ai mal tout le temps.
Les antalgiques ne suffisaient pas toujours et le plongeaient parfois dans une somnolence qu'il combattait comme il le pouvait. Sa concentration et sa capacité à soutenir les conversations en dépendaient.
On ne pouvait douter de sa capacité à endurer la douleur. Un jour il se brisa le bassin en tombant d'une haute branche d'un peuplier voisin de la maison, dans une prairie bossue. On le chargea dans une brouette pour le ramener à la maison. Puis c'est sur le plateau d'un char tiré par deux bœufs qu'on lui fit gravir le mauvais chemin vers les rues vieilles et le bas d’Allègre. Il se remit au travail en moins de trois semaines
Quand on a enduré cela… Non sans de belles volées de jurons !
Parfois il refusa sa joue gauche, me disant qu'elle sentait, plus enflammée que d'habitude. Il me sembla qu'il ne fallait pas tenir compte de sa réticence, et signifier ma propre affection en l'embrassant quand même.
Sinon cela n'aurait-il pas signifié que sa maladie avait gagné la partie ?
Le dernier jour avant son ultime hospitalisation, il me refusa sa joue.
C'était bien une marque de sa pudeur et de son altruisme.
Combien se soucient à ce point de l'autre ?
Au moment de partir, je me levais, rangeais la chaise et nous prolongions ces gentils moments par quelques mots.
Debout, il m'arrivait de m’appuyer sur le dossier de ma chaise, près de lui qui était assis en bout de table comme il se doit. Un jour il me prit le bras et le garda longuement tandis que nous parlions. Envahi de reconnaissance, j'aurais aimé lui sauter au cou.
Comme un fils au cou de son père.
Il recommença souvent.
Je ne sais pas situer les frontières sociales entre amitié, affection, amour filial ou paternel. Quand un de ces sentiments profonds me porte vers certains êtres, c'est une question que je ne me pose plus si on ne me l'impose pas.
Mon attirance pour ces vieux chênes vient de mon imprégnation par les arrière-grand-père et grand-père. Elle tient au manque du père.
Eternel enfant...
Certains hommes de la mer comme de la campagne, consciemment ou pas, sciemment ou non, semblent avoir trouvé l'équilibre idéal entre les deux extrêmes que sont, d'une part la pudeur à laisser voir leurs sentiments, et d'autre part la capacité de témoigner ouvertement les sentiments profonds qu'on peut porter à un parent ou à un ami. L'aléatoire et la fragilité de la vie face aux éléments en sont de possibles raisons. Georges, notre ami de voile, montait sur le bout des pieds de ses copains masculins pour nous embrasser.
Mon père faisait de même avec moi, peu après les premiers jours où il s'est posé auprès de moi en tant que Père. Georges et lui ne se connaissaient pas. C'était si beau que je n'ai jamais osé rompre le charme en leur en parlant.
Qui connaît vraiment les trésors cachés tout au fond du cœur des hommes ?
Comme le René du Monteil, ce René m'apprenait beaucoup de sa vie, et de la vie telle que la connaissaient les Paysans nés entre les deux guerres. Notamment les fermiers qui ne tenaient qu'en fermage, en location, les terres qu'ils travaillaient, les bâtiments, le logis, et qui, pour beaucoup, pâtirent de la dureté ou de l'indifférence d'un propriétaire insensible au froid qui en notre région entrait par portes et fenêtres, murs et toitures.
Combolivier n'était pas mieux loti que le Monteil.
La proximité de la Borne ajoutant même un surcroît d'humidité.
Les fermiers se connaissaient les uns les autres et pouvaient comparer leurs sorts.
S'ils rigolaient de ce qui faisait leur quotidien, pas sûr que ce ne soit pas à cause ou grâce aux ballons de rouge. Y passaient tour à tour les vitres décorées de givre, les habits gelés et le pot de chambre qu'il fallait chauffer pour le vider au petit matin. Le passe-montagne gardé toute la nuit, et les briques chaudes enveloppées d'un tissu, sous les pieds ou les genoux.
Mais aussi les prestations partagées, les heures qu'on se rendait réciproquement. On arrêtait les bœufs pour causer quand les chars se croisaient. Les visages se fermaient quand on se souvenait de celui qui s'était fait arracher un bras par une foutue machine agricole. Et l'autre, les deux bras ! Et celui-là pris sous son tracteur retourné en bas du talus. Et quand c'étaient des enfants qui avaient payé le prix du malheur…
Au Monteil l'un avait délibérément composé un troupeau de Noires. A Combolivier l'autre avait misé sur la sécurité de l'époque, en mêlant Noires du Velay et Blanches du Massif Central. Les autres éleveurs aussi les estimaient. On savait qu'à Combolivier comme au Monteil les bêtes étaient bien nourries et bien conduites. On composait bien leur ration et ne les menait pas à coups de poing ou de bâton. Mêmes soins attentifs, même courage pour les mener à pied aux foires.
Tous deux savaient lire l'heure d'après leur ombre au soleil et partageaient la même mesure paysanne du temps. Quand je demandais combien d'années s'étaient écoulées depuis tel événement que le René de Combolivier avait raconté, sa réponse était...
"Ouhh, il y a longtemps…" Ou bien "Pas tant d'années que ça".
Ou encore "Je te parle de vieux".
Quant à l'heure, pas davantage de chiffre.
De boun matyi.
A tout tard. Au souper. A l’heure de la traite.
A l'heure de rentrer la jument... Mais ça c'était autre chose.
C'était si bien ainsi. Cela leur était suffisant pour apprécier la durée. A condition d’en posséder les codes et de vivre à ce rythme...
Vingt ou vingt-et-un an, qu'est-ce que ça change sur le fond si c'est du passé.
Onze heures quarante-cinq ou midi, c'est de toutes les façons une bonne heure pour l'apéro. D'un coup d'œil la montre à cadran, ou plutôt le gousset qu'on met dans une poche de la salopette pour éviter de le casser, donnaient le quart d'heure. Voire la minute.
L'affichage digital vous donne l'heure à la seconde près…
Est-ce bien nécessaire ? Ou même raisonnable ?
Imagine-t-on que ce soit sans modifier notre façon de vivre ?
Nous avons l'heure, mais nous n'avons plus le temps...
René : Tu resteras souper ?
Au début je ne comprenais pas que dans son esprit c’était entendu comme ça, hein.
Pas une question. Une affirmation gourmande. Le désir affectueux que la réponse ne puisse être qu'un oui de plaisir partagé.
Les premières fois j'ai dû prendre cela pour une phrase toute faite. Pour me signaler que l'heure de son souper approchait et le moment de le quitter venue.
Je n'avais rien compris.
Pour décliner l'invitation d'un tel ami il faut une vraie grande raison.
Quelle raison prendrait le pas sur une invitation dite avec le cœur ?
Sa sagesse attentionnée distinguait l'essentiel, l'amitié, du superflu, les faux bons motifs comme quelque chose à voir à la télé ou un travail qu'on ferait aussi bien demain, allons !
Une hésitation, peut-être, dans son esprit.
Et si la soupe n'était pas assez bien pour un monsieur de la ville comme moi ? Et de Paris, qui plus est…
Ou pour évaluer la réciprocité de mon amitié.
Alors on jouait le jeu.
Si, si, c'est délicieux et d'ailleurs je n'aime pas les choses compliquées…
C'était vraiment délicieux. Il me faisait ajouter un peu de vin rouge dans la soupe de légumes, pour faire comme lui et peut-être aussi pour voir ma bobine.
Ben, il en était pour ses frais car j'étais ravi de souscrire à cette bonne tradition qui me rappelait mes jeunes années à Ker Heol, où les grands-pères bizutaient le petit d'un coup de gnole sur un sucre ou d'un morceau de charcuterie des plus rustiques.
C'étaient de si agréables moments.
Et moi de le lui dire et redire.
Les mots d'amitié ne valent pas les preuves d'amitié.
Il m'aidait à partager un peu de son patois d'Oc par des phrases isolées faciles à interpréter.
Aseta te, drole.
Assieds-toi, p’tiot.
Un paou d’aigu’ ?
Il me faisait goûter ce que les gens de la ville ignorent.
Raves jaunes, champignons peu connus. Charcuteries maison. Pachades.
Il souriait de mes timidités face à ces découvertes.
Alors, juste pour le faire rire, j'en ajoutais à ma timidité naturelle.
Pour l'amener à me taquiner de ses tendres et amusantes manières.
Délicieux scénario.
Son épouse faisait semblant de le gronder pour cette tendre audace. Leur fille riait.
Moi ? J'étais aux anges, public conquis d’avance. D'autant plus que, venant de la ville j'ignorais toutes ces histoires alors que les enfants du pays les avaient entendues racontées cent fois par leurs grands-parents.
A un vieux qui marche courbé : "tu as perdu ton couteau ?"
A une personne de petite taille : "les chèvres en ont mangé la cime », ou bien « c’est un tuteur à fraisier !"
"Devant ma porte j’ai un empudin, mais les grives viennent en picorer les boules rouges. Alors j’ai mis de la glu sur les branches. Le lendemain quand j’ai ouvert ma porte pour les attraper, elles se sont toutes envolées... et elles ont emporté mon empudin ! "
Rue Porte de Monsieur, en forte pente : "plus j’avance en âge et plus je trouve que la rue penche…"
"Je gardais mes brebis à Baury quand j'ai vu le Baptistou monter le chemin. Il a été pris d’un besoin de vidanger. Il a acculé le tombereau. Mais il n'avait pas vu une dame au loin, précédée par son chien. Quand le t’siy a posé don nez froid sur la fesse rose du Baptistou, ouh ya, il t’a remonté les brayes d’une vitesse ! Et il a filé !"
"Sur le même chemin j’ai vu deux jeunes monter en 2CV. Ils ont garé la voiture et je n’y ai plus fais attention. Et puis un moment plus tard je me suis retourné… Eh ben voilà que la voiture bougeait toute seule !"
"Quand je t’ai vu j’ai su que tu étais venu !"
"Les peines ne tuent pas…"
"La Borne débordait car il avait beaucoup plu pendant des jours. Y’avait bien trois ou quatre mètres d’eau. C’est simple, on avait juste la tête qui dépassait !"
"Le père Desouflex emmenait sa femme d’Allègre à Paris en sid’car. Il roulait vite ! Si vite qu’il ne s’est aperçu qu’il avait perdu une roue qu’en arrivant à Paris ! Et tu sais pas où il l'avait perdue, sa roue ? A Montargis !"
"Un vieux avait emmené sa jument à la foire. Un maquignon voyant l’aïga si maigre lui a dit, mais elle vaut rien ta jument, on peut en compter les cercles ! Alors le vieux en levant la queue de sa jument : eh ben entre, tu en choisiras un toi-même !"
Avec son tracteur, René s'apprête à sortir d'un fossé la voiture d'un jeune qui aggrave son cas par de vaines manoeuvres et initiatives : "Tu m’écouteras moi, sinon je m’en irai !"
Pour ramener deux brebis qui s’étaient égarées, René les fait passer devant lui une fois qu’elles avaient reconnu le chemin : "Je les ai mises premières."
Pour dire qu’il rentrera avant minuit : "….avant de rentrer la jument."
Arrivant dans une salle pleine de gens : "On ne nous connaît pas, autant qu’on le mérite !"
En patois, avec les rimes et la musicalité des mots occitans, c'était cent fois, mille fois plus savoureux et drôle !
Ce serait pécher que laisser perdre un tel trésor que le parler d'Occitan. René en était bien convaincu.
"Il va pleuvoir de la m... et des pierres plates !" Allez comprendre...
"Il fait beau ! Si on était mort hier on en aurait bien du regret ! "
A propos d’une famille d’Uveyres connue pour ses vantardises : "ils ont déjà fait, que les autres ont pas baissé leurs braies…"
Par deux fois ma voiture ne put remonter de Combolivier après d'abondantes chutes de neige sur un sol gelé.
Tu resteras dormir.
J'ai préféré rentrer, mais à pied…
Bien emmitouflé, botté, le bonnet rabattu jusqu'aux yeux, je suis remonté dans la poudreuse légère sous un ciel étoilé. Tout de bleu comme dans les contes. Même pas la peine d'en parler, car tous les gamins d'ici savent ce que c'est. Ils l'ont tous fait, et pas que deux ou trois fois. Pour moi, c'étaient les premières fois. Spectacle banal pour les gens accoutumés à cela. Féerique, romantique, pour moi. Un Noël de neige illuminée que j'aurais tant aimé partager avec mon père…
Tu téléphoneras quand tu seras arrivé chez toi ?
Bienveillance.
Quand le lendemain je lui racontais cette "extraordinaire aventure", d’une œillade bleue et coquine René se faisait mon complice amusé.
Il avait vécu cela bien assez souvent.
Le p’tiot, lui, il découvrait.
Trop gentil pour se moquer de mes découvertes naïves.
Quand c'était lui qui racontait, c'était bien rare qu'on ne lui en redemande pas. Il s'exécutait de bonne grâce avec force pitreries, sans jamais monter le ton ni se donner le beau rôle.
Comment peut-on être à la fois capable de travailler aussi fort, dans un milieu naturel aussi rude, et paraître si fragile et tendre à la fois ?
Dis, René, si tu nous racontais encore celle du paysan qui accule le tombereau ?
Oui, il racontait pour la énième fois.
On riait, ravis, comme si c'était la première.
Il était heureux de nous voir heureux. Sur le moment.
Bonheur. Ou presque.
Tu as mal ?
J’ai toujours mal.
Il était né en 1926, mon père en 1906 et moi en 1946. Coquinerie du destin, René s'en est allé un quatre mars. Vingt-huit ans, jour pour jour, après que mon père se soit déclaré.
Tellement un autre père.
Cela se mesura bien le jour où on le mit en terre.
En haut du vieux cimetière.
D'où il peut apercevoir son Combolivier.
Et les Brebis Noires du Gaec de Combe d'Azou mené par ses petits-neveux, bien à son image.
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