dimanche 23 octobre 2016

10. Un homme.


UN HOMME.





Les hommes d’ici, rompus au travail du bois et à la connaissance de la forêt en laquelle ils lisent comme en un visage, en un regard, apprécient les arbres dont les fibres filent bien parallèles, bien droites ou un peu courbes, mais parfaitement alignées, rangées.
Lisses et toutes bien ensemble.
Ni tordues, ni vrillées, ni accidentées. Liquides.
Elles font des pièces de bois solides mais capables de souplesse à la fois.
Un bois qui se travaille en toute honnêteté, fluide et prompt, jamais retors ni qui vous prenne en traître.

Il était de ce bois-là. Solide et souple. Sans naïveté ni imprudence. Ferme mais sans la rigidité qui casse ou se casse.
Lucide de ce qu’il était.
Ce qu’il était, tout simplement.
Il savait ses failles et ses mystères, multiples, mais qui ne tordaient ni les fibres du bois ni les jugements de l’homme.



A Nibas, la Valasse débordait régulièrement.
La plus basse rue du village lui servait alors de lit entre les hauts arbres sombres, jusqu'au carrefour des Quatre Chemins.
Au carrefour, deux maisons. La plus petite, à gauche, celle de sa grand-mère et en face, la ferme de Fernand Pruvost, le futur maire. Son oncle Fernand. Le frère de sa mère. L’apprentissage de Maurice s’était délié là, dans les deux maisons.
L’oncle Fernand faisait son éducation en l’emmenant avec ses copines dans l’atmosphère enfumée du Café des Amis, chez Marcassin, à l’angle de la route d’Escarbotin. Education quelque peu décalée, qu’on eut mieux comprise pour un garçon plus âgé déjà averti de la différence entre sentiment et petit jeu.
Il était si fier aux côtés de ce grand frère !



Encore enfant un jeune journalier de la ferme l’avait déniaisé dans la remise des carrioles à bidet. Mais il n’en continuait pas moins de confondre jeux et sentiments. Il cherchait le coeur de ses petits copains mais en même temps les assaillait de taquineries et se faisait vertement rembarrer car il les choisissait plus forts que lui. Il croyait leur apporter tout en une seule personne. Les uns ou les unes acceptaient les jeux certes, mais les sentiments étaient de trop. Les autres profitaient de ses dons mais le laissaient, une fois satisfaite la visite de paysages neufs.
Sa grand-mère lui cuisinait des tartes au chocolat qu'il dévorait en sa cachant derrière le logis de la ferme.
Dans la cour la hauteur du tas de fumier montre à tous qu'ici on travaille et qu'on est puissant.

La famille change souvent de domicile, au gré des stages et des nominations de son père, Pierre-Alphonse Duflos, jeune commis puis employé de perception à Tours et Poitiers.
Il est né le 2 août 1869 à Huppy-Somme.
Percepteur au Puy en Velay de 1900 à 1902, logé dans un hôtel en face de la gare. Chez "Marteau" comme il l'a rebaptisé. Il revient se marier en Picardie où son père, le grand-père Marie-Alphonse Duflos est jardinier. Le 7 avril 1902 il épouse Berthe Pruvost. Berthe-Camille-Julie, soeur de Fernand Pruvost, agriculteur, qui sera maire de Nibas. En 1904 à Saint-Pal-en-Chalencon naît et, vingt mois plus tard, décède leur premier garçon. Ils l'ont baptisé Maurice.
Maurice-Albert-Alphonse.
Le couple se déplace à Allègre où, le 7 novembre 1906, vient au monde leur second fils.
Ils lui redonnent le prénom Maurice.
"Autre Maurice", comme on dit dans les généalogies...
Maurice-Fernand-Pierre.



Six ans plus tard la famille revient  aux portes du berceau des Duflos, la Picardie côté Somme. Des images sépia montrent ses parents, à gauche, ce petit Maurice tenu par la main par son oncle Fernand, et son grand-père qui marche comme il peut, un peu en arrière, à droite.
Pierre Duflos installe la perception à Quevauvillers, sur la route de Poix-de-Picardie, qui traverse le bourg.
La vaste maison de brique, qui abrite la perception au rez-de-chaussée, fut un relais de cavalerie sous l’occupation romaine de la Gaule, puis un relais de poste, et de nos jours la mairie. Un portail ouvre sur la cour par laquelle les cavaliers accédaient aux écuries. C'est alors un jardin où un seringa fait le désespoir du père Duflos ! Ses parfums puissants "l'entêtent" !  Un couloir central, carrelé, accueille les habitants.
La bâtisse est tout proche de l’école où officie l’instituteur Monsieur Sinoquet. En face, la rue mène à la grande halle couverte. La boulangère prépare des cornets à la crème qui font le bonheur de Maurice et de ses copains.


En 1917-1918, le percepteur et les siens déménagent à Monville, entre pays de Seine et Pays de Bray, non loin du méandre de Duclair où prendre le bac donnait l'illusion de partir en croisière. Cette fois la perception était distincte de l’habitation. Dans le jardin, de l'autre côté de la rue, une petite cabane surplombant le Cailly servait de toilettes. Son père jardinait en chemise blanche et col cassé, consentant seulement à remonter ses manches quand le soleil était au plus chaud. 
Lycéen à Rouen, ses parents le mettent en pension au petit lycée Corneille. Levers matinaux et toilettes devant de longs lavabos communs dont les robinets dispensaient… l’eau froide. Puis il est logé due Beffroy chez une amie de la famille qui décédera presque sous ses yeux d’enfant. Il a le réflexe de faire prévenir ses parents. Il a une dizaine d'années. A treize ou quatorze ans, lors d'une petite fête il joue une saynète, costumé en "petit timide".
Il me démentira quand j'avancerai qu'il jouait peut-être son propre rôle.
"Je n'étais pas timide, non..."




Son grand-père paternel, Alphonse, décède le 30 novembre 1923, âgé de 86 ans. Il laisse un frère, Alexandre qui a fondé une famille qui, de nos jours, se prolonge dans les Duflos-Cléré, par sa fille Hélène qui épouse M. Cléré à Nibas, inspecteur des Postes, et dans les Roussel par sa fille Marie qui épouse Camille Roussel cultivateur au Bois-Jean, les Leblond et les Fauconnier. Les fermes du Val, du Bois-Jean,  portent leurs empreintes.
Alphonse et Alexandre eurent trois soeurs. Ozithe Duflos qui disait "je passe cent" quand on lui demandait son âge, à Doudelainville. Julie Duflos, épouse Delahaye, dont on appelait "catieu Julie" la belle maison qui, elle aussi, deviendra mairie. Et Hermine Duflos, épouse Doliger, au quartier Saint-Gilles, à Abbeville, parent des Yvert-Tellier, connus pour leurs catalogues de timbres-poste.
Au grand lycée Corneille, il y suit les cours de rhétorique en 1924 et 1925.
Il passe son bac philo en juillet 1927.



Ses parents habitent alors 40 rue des Sources "à la fin du pavé", à Forges-les-Eaux. Pendant les vacances il canote sur l'étang avec des copains qu'il poursuit de ses amitiés. Seule le risque de tomber à l'eau le calme...
Au 42, la perception jouxte presque l'habitation. Son père, toujours svelte, la moustache encore châtain, a un collaborateur de poids et deux jeunes commis. Il y est encore en 1934.



Au grand lycée Corneille il entame ses études de rhétorique, puis bifurque en médecine, à Rouen en 1928-29.
Il acquiert plus d’autonomie dans la pension de famille du 9 Place de la Rouge-Mare. Dans l'étroite maison jaune, il se trouve mêlé à des étudiants et à des ménages de diverses générations. Il rêve de coucher ses observations en un livre dont le titre aurait été l’adresse de la maison. Il y aurait raconté les soirées à la Fosse aux Lions et parlé du restaurant des P'tits Parapluies. Il aurait décrit, non le prophète Daniel, mais plutôt les jeunes lionnes et lions curieux d'apprendre leurs usages au nouveau venu.

Ses études reporteront ce projet sine die.

La chirurgie dentaire l'aurait tenté, mais son père intervient.
"Nous ne t’avons pas payé ces études de médecine pour que tu soies dentiste".
Il poursuit le cursus qui le conduit à la fac de médecine de Paris, l’ancien collège de chirurgie qui donne sur le boulevard Saint-Germain. Ses parents lui louent une petite chambre à l’hôtel des Balcons rue Casimir Delavigne. Il sympathise avec un jeune architecte que nous retrouverons ensemble établi avec sa famille à Yport, blotti dans une échancrure des falaises de la côte normande.

Il a seize ans quand s’achève la boucherie de 14-18.
Il voit les gueules-cassées. Touché !
De leurs beaux visages de jeunes hommes, les atroces blessures n’ont laissé que des béances sur lesquelles se retournent les passants. Les blessés, mais ne sont-ils que des blessés, sont au bord du désespoir. Au-delà du désespoir pour beaucoup.
A la fin de ses études générales il choisit la spécialité de chirurgie maxillo-faciale, la chirurgie reconstructrice qui précède dans son intention la chirurgie esthétique réparatrice.
Il habite une autre chambre, rue Gay-Lussac lorsque vient l’heure de rédiger sa thèse. Les jeunes filles qui tapent le sévère et convenu document lui font tourner la tête. Il se lie amitié avec une jeune polonaise dont, soixante ans plus tard, il répète le nom. Léocadia Mazurkévitchovna...
Comme par plaisir, peut-être par plaisir, il se heurte à plus roués ou plus malignes que lui.
Il cherche amitié parmi les jeunes un peu bruts, comme Jouhandeau les garçons bouchers. Il lui aurait fallu des coeurs simples, qui le respectent et n’abusent pas de sa propension à prendre les renoncules pour des fleurs de la passion.



Un cœur pur, il en rencontra un, Télesphore, jeune serveur au buffet de la gare de Lille. Maurice y prenait ses repas et habitait tout près, à l’Hôtel Chopin, où il s’était installé pour un de ses premiers remplacements. Jeune assistant stomatologiste, il avait déjà l'allure d’un Monsieur.
Impressionné, le jeune serveur.
Sa plasticité le poussait en avant sans que son esprit ait le temps de poser des limites à son engagement. Personne ne lui avait donné la règle de ce jeu où les plus crédules sont les premiers perdants. Amour tricheur.
Il n’était pas un papillon coureur.
Seulement un coeur chercheur.
Là où il aimait, il était souvent éconduit, déçu. Il lassait, insatiable de tendresse, poursuivant de ses assiduités, provoquant pour forcer à ce qu’on l’aime.

En 39-40 il installe son premier cabinet au 32 rue François Lavieille. Il est médecin-lieutenant à Cherbourg quand la débâcle le poussera vers le Sud. Jusqu'à Tarbes, Bergerac où il descend à bicyclette avec un copain, puis Toulouse. Il se reprochera de n'être pas resté du côté d'Alençon où ses parents étaient réfugiés, encore domiciliés rue Thiers à Cherbourg en 1941.

Avant la fin de la guerre il vivait avec Pierre. Il lui avait raconté Télesphore impressionné par sa prestance. Il avait avoué ses infortunes, s’imaginant sans charme, s’attribuant la responsabilité des échecs. Il savait bien qu’il agaçait par ses insistances et qu’il s’en prenait à plus rude que lui.
Il ne se trouvait pas beau. Sans motif précis. Pas beau, c’est tout.
Sa mère éteignoir lui avait fourré ça dans le crâne.
Elle avait tant préféré son frère aîné mort en Velay.
Ses qualités, Pierre les avait constatées tout seul, mais s’était bien gardé de lui dire qu’il les appréciait. C’eut été lui redonner confiance en lui et le valoriser.
Définitivement, il n’était pas décrapé.

Et puis il y eut ce voyage à Cherbourg pour examiner la possibilité d’y travailler une partie de la semaine, en plus des jours où il aurait ouvert son cabinet d'Argenteuil et exercé dans la clinique toute proche.
Voyage plein de doutes, d’hésitations, de résurgences des années précédentes. Jusque-là ses années passées à Cherbourg lui avaient laissé d’assez agréables souvenirs.
Mis à part son départ précipité devant l'envahisseur nazi.
Et puis il y eut cette rencontre.
Anodine et fugace si la soeur d'André Gaillard ne lui en avait rapporté les suites bien des années plus tard.
Cela n’avait rien enlevé à leurs amicales relations à Argenteuil.
Ce qui adoucissait ce souvenir, c’est que, si elle était mariée, lui n’était pas encore.
Et loin de souhaiter l’être.



Il me disait de ne jamais désespérer.
Lui n’aura peut-être désespéré qu’une fois.
Peu avant la cinquantaine.
Au sortir d’une déception.
Espoir perdu de rencontrer l’échange intense et enveloppant, dont il avait besoin. Cette qualité d’amour n’existait sans doute pas dans son entourage. Il laissa entrer la première offre de service qui passait dans cette société bourgeoise. En contrepartie de l’insuffisance notoire de sentiments sincères, il conçut par lâcheté masculine qu’à condition de ployer cela pouvait être un arrangement convenable.
Qui présentait une appréciable façade sociale.
Courber l’échine ne serait douloureux qu’au début.

Pour Pierre, il était si facile de le lui laisser croire, dans leur appartement de la Porte Dorée. Il lui présenta sa propre sœur qu’il avait instruite de ses observations. Elle partagea leur appartement. Elle passa un diplôme de dactylo. Il ne voulait pas se marier, et le répétait encore à quarante-trois ans. Mais quoi, un jeune médecin en milieu bourgeois se doit et doit à la bonne société d’être marié. Pour le décider au mariage, sa mère ne cessa de lui faire l’éloge de sa future épouse, lui trouvant, provisoirement, des qualités auxquelles elle-même ne prétendait pas. 
Puis il se souvint des petites dactylos qui tapaient sa thèse de médecine.
Après tout, ne serait-ce pas une bonne idée ?
Ce fut mis en application en 1949, à Paris.

Me racontant ce passé, se méfiant pour cette fois des mots trop crus qui pouvaient me choquer, il se demandait encore pourquoi il avait laissé le frère pour la soeur.
Son épouse ne l’a jamais tenu pour un homme sérieux.
Il connaissait déjà leur père.
Tous étaient d’accord pour un bel arrangement. Un mariage de raison. 
Il m’en a assuré lors d’un des rares instants où il laissait deviner les réalités contradictoires de sa vie multiple, cloisonnée.

Si elle savait pour toi par rapport à moi...
Oh, elle savait ou s'en doutait, avait deviné.
Mais moi, bêta, je ne savais pas qu'elle savait...
Il donna toujours l’impression de la redouter.
Elle est terrible.
C’est pourtant le fruit de son travail qui nourrissait son foyer.
Il semblait avoir peur, mais de quoi ou de qui ?
D'elle ou de lui-même ?

Peur de la perdre ? Il lui arriva de me téléphoner en pleine nuit car elle faisait une crise d’asthme.
Qui était le médecin ? L’aimait-il à ce point ?
Il me répondait que je me trompais par naïveté ou manque d’expérience. Comme lui jadis.
"Les gens n’aiment pas autant que tu le crois.
Même pas moi. Surtout pas elle."
Il m’en donnait maints exemples.



Pour sa mère il était deux fils à la fois. Faute de lui apporter la tendresse due à un enfant, et ne pouvant ignorer ce manque patent, elle formait pour lui des vœux qu’il ne désirait pas. Elle ne tenait compte que de sa propre conception du bonheur et, pour son fils, n’eut pas imaginé de carrière bourgeoise réussie sans un bon mariage. Pourquoi pas avec une famille dans le commerce du bois. Même très en dessous de ce qu’elle fut et très en-dessous de ce qu’elle rêvait pour son double Maurice.
Mais ça, elle l’ignorait.

Entre familles on négocia. On parla Bourse et contrat de mariage.
Déconvenue. La bru vint sans dot.
Son père refusa de verser au patrimoine commun le portefeuille qu’il avait constitué pour mademoiselle.
Pierre et lui avaient rompu, son père, le marchand de bois, lui imposant une jeune femme de bonne naissance.
Mais pour sa fille il ne lui avait pas échappé qu’un gendre Docteur Avec Spécialité se trouvait à portée de main.
Eduquée à l’Anglaise, mademoiselle-capricieuse avait tôt compris qu’en se plaignant sans cesse d’être malade elle serait très entourée et servie.
Elle aimait qu’on fût très prévenant et docile et avait déjà son idée, pour ses vieux jours.
Un médecin à soi, c’est utile...

En Bretagne les vieux disent d’une personne qui se plaint sans cesse, que c’est elle qui vivra le plus longtemps et jettera ses cendres sur les cercueils de tous les autres.

Quant à lui, paresseux à chercher plus longtemps sa moitié d’orange, il y a vu une facile opportunité.
Avec l’âge sa mère ne continuerait pas à le décharger des lessives, vaisselles, ménage et autres tâches ménagères quotidiennes.
Indignes d’un médecin.
Même avec une femme de ménage turque.
De plus mademoiselle allait lui économiser une secrétaire et l’aider dans son métier grâce à ses diplômes de dactylo et de comptabilité.
Que d’avantages !
Gentil, conciliant, aimant que chacun fût content autour de lui, puisque tout le monde était satisfait, alors lui aussi. Il se pensait capable de s’habituer à cette perspective au prix d’un petit effort.

Lâches, les hommes ?
Lâches, oui, parfois.
Souvent peut-être.


Il désespérait d’être aimé pour lui-même. De trouver un véritable amour à quarante-trois ans. Il n’y a plus rien à espérer, finissais-il par se convaincre.
Il avait laissé Pierre et la Porte Dorée.
Son père décédé, il vivait avec sa mère rue de Clichy depuis 1948. La rue était plus bourgeoise qu'aujourd'hui. Des magasins de fourrure les uns à côté des autres.

Même marié il pouvait toujours espérer quelques rencontres distrayantes.
Peut-être en étaient-ils convenus.
Entre gens dits bien éduqués.
Toutes les parties furent d’accord...
On se maria à La Trinité.
Belle église. Belle paroisse.

C’était oublier que la réussite sociale d’un médecin est une trop petite chose pour remplir une vie. C’était ignorer qu’un petit garçon était né à Brest où un brave homme toujours absent l’avait reconnu sien et lui avait donné son nom.
Insouciant pour lui-même, Maurice avait-il imaginé que son fonds de santé serait rongé par l’égoïsme de mademoiselle ?

Pour les anniversaires de son mari, elle trouvait rarement le cadeau qui lui convienne et ne s’embarrassait ni de lui en poser la question ni d’observer pour le deviner.
Alors, mieux qu’une énième cravate ou chemise, elle s’achetait un sac ou un manteau. Pour elle-même. Ou plutôt des chaussures. Oui, c’est cela, des chaussures.
Dans une multitude de boites, ici et là entassées.
Peu à peu les placards se remplirent des cadeaux de mademoiselle à elle-même. Peu à peu ses affaires à lui se resserraient dans la chambre de sa mère ou dans un second appartement à l’étage au-dessus.



Les médecins ne sont jamais malades puisqu'ils sont médecins...
En effet, il ne fut que très rarement malade à garder la chambre.
Quand, grippé, il demanda à madame de bien vouloir exceptionnellement lui presser un jus d’orange pour son petit déjeuner, elle répondit qu’il le ferait lui-même quand il irait mieux.
Une telle compassion n’encourage pas à y être soumis une seconde fois.
Il n’y eut pas de seconde fois.
Et ça arrangea bien Madame.
Quel talent, que savoir éreinter son entourage sans relâche.

Ce fut bien la personne qui se plaignait sans cesse qui jeta ses cendres sur les cercueils des autres.

La mère de Maurice connaissait la propension naturelle de son fils à s’inquiéter pour elle.
Selon ses propres mots elle en abusa.
Son épouse prit sa suite.
Jusqu'à lui téléphoner dans sa chambre d’hôpital alors qu’il venait d’entrer à Lariboisière dans un état d’insuffisance respiratoire évidente. Premier signe alarmant de ce qui apparaissait pour une grave défaillance cardiaque et se révéla bientôt être la première atteinte du cancer qui l’emporterait moins d’un an après.
Motif de cet appel impérieux, le chauffage de l’immeuble était en panne. On allait avoir froid, les radiateurs d’appoint ne portant la température de l’appartement qu’à vingt-deux degrés au lieu des vingt-cinq exigés.
Il fallait que son mari intervienne sans délai auprès du Syndic.



Je m’interposai et n’en fus jamais pardonné.
On ne prononça jamais le moindre regret et on me reprocha souvent qu’il fallait passer par moi pour faire réparer le chauffage.
L’égoïsme et l’indécence rivalisant avec la bêtise et la rancune.

Quand il fut parti :
Il était fatigué. Il préférait partir avant moi, assurait Madame le plus souvent possible pour s’en convaincre elle-même.
Sa bonté le menait parfois à dire à chacun ce que chacun avait envie d’entendre.
Il voulait juste que personne ne fut triste à cause de lui. La médecine, aider et secourir, était dans sa nature. Il ne pouvait faire autrement. Lui malade, il ne se souciait que des autres.
L’aimer, c’était aussi s’occuper de lui à sa place. 

Quel âge avait-il ?
Presque quatre-vingt-quinze ans.
Aah, c’est un bel âge, il aura eu une longue vie.
J’ai envie de leur hurler à la figure. Une longue vie ne suffit pas à faire un bel âge. Le moment de mourir n’est pas un bel âge. Il n’y a pas de bel âge pour mourir.
Surtout quand on avait encore tant de projets.
Il aura vu partir avant lui la plupart de ses amis d'études, de ses confrères. Comme Jean Barrès qu'il espérait retrouver à Blesle. Nous l'avons retrouvé. Au cimetière.
Cette forme de solitude l'assombrissait. Dernier, ou presque, de son âge.


Il avait six ans quand ses parents quittèrent Allègre pour revenir entre plateau Picard et Pays de Bray, autour d’Huppy-Somme, pays natal de son père, et de Nibas, pays natal de sa mère. Villes et villages lui parlaient.
A Abbeville il retrouvait son grand-père si bienveillant. Son grand-oncle et ses grand-tantes, à Doudelainville que son père, qui rebaptisait volontiers lieux et gens de sobriquets, appelait Rachinette. Et, sur la côte, Ault, Cayeux et Lanchères, et plus loin, Boulogne et la rue de la Porte Gayole, le Bois-Jean. Au Val.
Partout il y avait de la famille et des visites à échanger.




C’était presque le paradis.
Mais au cœur du paradis se trouvait l’enfer.

Lorsque la grand-mère Duflos l’emmenait au cimetière de Nibas, l’ancien cimetière au pied de l’église en briques, Maurice lisait son prénom, Maurice, sur la petite plaque de la tombe de la famille Duflos-Pruvost-Lavernot.
Levant des yeux inquiets, troublés, vers sa grand-mère, il désignait du doigt d’abord la tombe puis sa propre poitrine.
Mais grand-mère, je ne suis pas là, je suis là…



Jusqu'au bout de son âge, il me répéta souvent cette phrase qui essaie d’être une affirmation, mais ne parvient qu’à n’être qu’une insondable interrogation.
Un doute sur lequel repose une partie de son comportement.
Peut-on bâtir sur un doute ?
Je disais à grand-mère, je ne suis pas là, je suis là…
Il insistait.
La grand-mère ne savait que dire. Elle l’éloignait. Et à chaque fois que possible, elle le gâtait. Petites tartes au chocolat qu’il mangeait caché derrière la ferme Pruvost pour que sa mère ne l’aperçoive pas.

Sa mère demeurait inconsolable depuis le décès de son premier garçon.
Elle avait choisi son prénom. Maurice. Puis on avait ajouté ceux de ses oncle et grand-père.
Maurice-Albert-Alphonse.
Maurice n’avait jamais connu ce frère aîné mais sa mère en parlait souvent, emplie d’une grande tristesse. Venu au monde à Saint-Pal de Chalencon en 1904 et décédé à l’âge de vingt mois, il était inhumé là, sous la petite plaque, sous ses yeux.
Si sa mère pleurait ce Maurice-là, c’est qu’elle le préférait à ce Maurice-ci, pourtant bien vivant, se disait-il.
On lui avait donné deux prénoms secondaires différents. Fernand, le frère de sa mère, qu’il aimait justement comme un grand-frère bien qu’il ne le fut pas.
Et Pierre, le nom de son père.
Bon, ça il pouvait comprendre.
Au fond de lui, ce Maurice-Fernand-Pierre se demandait qui il était.
Un double de l’autre Maurice ?
Son image dans un miroir ?

A travers lui on en aimait un autre et sa mère le lui confirmait à chaque fois qu’il faisait le vilain puisqu'elle lui rappelait que l’Autre, le Maurice-Autre, était bien plus docile et gentil que lui, et calme comme son papa. 

Alors de redoubler de fausse méchanceté, cherchant par ce comportement paradoxal à se séparer du double qui revenait sans cesse se superposer à lui. Il voulait juste attirer sur lui les regards de sa mère dans l’espoir de déclencher un geste d’affection vraie.
L’engrenage décuplait son besoin d’être aimé. Boulimie d’amour.
Quête de reconnaissance.

Il voulait à toute force prouver qu’il était là, présent, et demandait qu’on l’aime sans le comparer ni le confondre avec un autre. Ce second Maurice ne serait jamais que la copie imparfaite du premier ?
Non, il voulait bien être le second fils, certes, mais le Premier-Lui-Même !
Je suis ici, moi, pas l’autre, là-bas.



En vain.
Son père adoucissait un peu son trouble en l’emmenant en promenade avec lui le plus souvent possible. Au moins là ils étaient deux. Son père, et lui, seul et unique Maurice.

En vain car à ses propres yeux il n’y sera jamais parvenu.
Enfant, jeune homme, adulte, il provoquait pour forcer à ce qu’on l’aime. 
Il avait besoin qu’on l’aime fort, qu’on le prenne dans les bras pour l’apaiser, le rassurer.
Adulte, si on lui offrait ces preuves, il filait aussitôt de l’avant, heureux, et le rendait mille fois, ses yeux gris redevenus bleus de lumière.
L’enfant tempêtait quand il manquait trop d’être aimé.
L’adulte prenait sur lui.
Mais ce qu’il gagnait de temps lui coûtait lourdement en force.

Lorsque le cimetière de Nibas fut transféré à son nouvel emplacement, c’était lui le chef de famille. Son père était décédé. Il lui fallut faire les démarches et assister au déplacement des corps. Il ne demanda pas l’accord de sa mère encore en vie et ne fit pas indiquer la présence de son aîné dans la nouvelle tombe Duflos-Pruvost-Lavernot.
La douleur d’enfant n’était toujours pas éteinte. Pas davantage quand nous allions au nouveau cimetière et passions près de l’église au pied de laquelle une pelouse fleurie a remplacé les anciennes sépultures. Après qu’il m’eut expliqué les visites avec sa grand-mère, il n’avait plus un mot à ce sujet mais un trouble traversait ses yeux.
Il se souvenait. En silence souvent.

A plus de quatre-vingt-dix ans, il évoquait toujours ce trouble qui persistait et témoignait du mésamour que sa mère lui réservait.
Il disculpait son père de cette erreur et se reprochait de ne pas avoir été assez prévenant pour lui. Il regrettait de ne pas l’avoir bien suivi sur le déclin de sa santé, certain de lui avoir manqué sur la fin de sa vie. Ses parents étaient réfugiés loin de lui. Il leur fallu s’abriter dans des champignonnières du côté d’Alençon. Il était convaincu que la santé de son père avait pâti de l’humidité, du froid, de l’inquiétude.
Cela constituait-il à ses yeux une forme d’équilibre ?
Sans doute pas. Il savait bien qui emportait les décisions du quotidien dans le couple de ses parents. Son père se taisait et lui avait enseigné à se taire.
Avec le sourire, l’air de s’en désintéresser.
Il me disait : Tu sais, je ne suis pas sérieux.
Bien sûr que si ! Hélas pour lui !
Grave même, parfois, mais en faisant semblant de ne pas prendre les choses au sérieux.
Lui qui se croyait perdant-né s’empressait parfois de faire croire avant la fin de la pièce que le dénouement ne l’intéresserait pas.
Salvador Dali porta lui aussi cette double marque toute sa vie, et comme eux combien d’autres victimes de cette imprudence ?


Quand mon père cherchait à être reconnu et aimé pour lui-même, sans ambiguïté, je cherchais à l’aimer sans retenue pour qu'il ne m'abandonne pas.
Pour qu'on ne m’abandonne pas encore.
Chaque manque trouvant en l’autre son pansement.
Ma quête était comme un miroir de la sienne.
Comme la sienne elle ne devait rien au hasard.
Quel mystère nous avait construits chacun avec une faille béante qui nous emboitait l’un en l’autre et condamnait l’un et l’autre à une forme de solitude.
Sa plasticité l’avait protégé quand ma rigidité héritée de Bretagne m’exposait davantage.
On avait oublié de m’apprendre à m’aimer bien.
Je n’ai jamais ressenti que mes parents m’aimaient pour moi. Il me semblait qu’à travers moi ils en aimaient un autre.
Ma mère aimait un substitut de son mari. Lui aurait aimé un fils à son image.
En moi chacun n’aimait qu’une part de l’autre.
J’avais comme mon père essayé d’attirer l’attention de mes proches par mes sottises.

Avant leur retour d’Asie j’étais un petit garçon sportif et bien dans sa peau.
Dès leur retour, remisé en bas des rayons, je me mis à manger, grossir, et à être collé presque tous les jeudis pour indiscipline.
En vain. Ils faisaient de mes gestes désespérés de floues et erronées interprétations, ne souhaitant sans doute pas en connaître le vrai sens.
Sonder cet abîme les aurait dérangés dans leurs certitudes rassurantes. Ils niaient qu’il se passât quelque chose, sous leurs yeux, sous leur toit. Tant que cela n’éclaboussait pas trop à l’extérieur ils pouvaient nier l’évidence.
Ils avaient seulement hâte que ça s’arrête.


A partir du moment où il m’avait révélé mes origines, mon père venait à Auteuil tous les jours sauf dimanches et fêtes. Rendez-vous au métro Dauphine.
Loin des yeux de Moscou.
C’était notre promenade, et un peu plus.
Les dimanches matins, traversant un Paris désert encore ensommeillé, c’est moi qui filais à moto le rejoindre ni trop près ni trop loin de chez lui, dans un café voisin de l’église Saint-Augustin qu’il avait choisi pour qu’il soit peu probable qu’un voisin passe par là à cette heure…
Quand un père et un fils doivent se cacher pour se voir, le monde va-t-il bien ?

Après La Révélation, les périodes de bonheur et de doutes se succédèrent. Il arriva que mes anciennes angoisses reprennent du service. Voyant cela, lui-même recula. C’est alors qu’un de nos amis le mit en face de ses responsabilités.


Il revint, ayant mieux compris cette fois la peur que j’avais que lui aussi m’abandonne.
Il me fit le serment que, sa vie durant, cela ne se produirait jamais.
Je lui fis le serment réciproque.
La vie se mit à couler plus paisiblement. A bientôt quarante ans j’avais retrouvé mon père.
Ce Père aimant dont je rêvais.
Père et fils nous étions réciproquement reconnus dans nos failles.
Il était fermement aimé, respecté, admiré, pour lui-même et ses qualités. L’enfant que je demeurais avait enfin rencontré son père, le vrai.
Nous allions être sauvés l’un par l’autre. A la condition qu’on nous laissât consacrer l’un à l’autre assez de temps dans de bonnes circonstances.
Jusqu’à ce que son épouse n’aimât pas nous savoir sur un heureux chemin et augmenta ses récriminations.
Cette attitude rappela à mon père les difficiles moments qu’il avait connus, éternel adulte-enfant.
Elle nous mit des bâtons dans les roues.

Fatigué, à plus de quatre-vingt-cinq ans, il prenait conscience que son âge m’entraînait vers une nouvelle solitude. Je le rassurais. Me consacrer à mon père, alors que j’avais désiré cela toute ma vie, était le plus grand bonheur dont je pouvais rêver. Ma situation était faite. Je pouvais assez largement me détourner de mon travail pour lui consacrer mon attention. Il évoquait les paroles de de Gaule qualifiant la vieillesse de naufrage. Ce n’était pas sombrer que de l’accompagner. Nous avions tant de choses à nous dire. En quelque sorte tant de temps à rattraper. C’était une promesse d’avenir. Un engagement. Il ne m’en coûterait rien car avec ce don-là les deux reçoivent, les deux donnent.
Nos serments s’en trouvèrent renouvelés et renforcés.

Je ne t’abandonnerai jamais.
C’était un vœu dont il expliquait qu’il le faisait comme un contraire du départ de mes parents pour le Viet Nam. Conçu à Cherbourg, j’avais été reconnu à Brest. Il ne pouvait donc rien modifier à cela. Si les hasards de la vie faisaient qu’il survive à mes parents de Bretagne et à son épouse, il promettait de m’adopter. Adoption simple qui ne me permettrait que d’ajouter son nom au mien, ou, au prix de beaucoup de difficultés, de porter son nom de plein droit. Intelligemment il se mit en retrait en disant qu’il serait heureux que je porte le nom de son père, mon grand-père.



En moi, un constant regret est de ne tenir de lui que la taille, les cheveux tôt blanchis et des détails peu visibles.
Et le meilleur de mon caractère.
Je suis tout le portrait de ma mère. Tellement plus fragile et émotif que lui. Ces années d’admiration de sa personne ont donné corps au regret de n’être pas estampillé du nez des Duflos. Ensemble nous imaginions comme un nez signé Duflos eut compliqué sa besogne auprès de son épouse ou la mienne auprès de ma famille.
On en plaisantait. Je riais jaune.
J’étais en admiration devant son visage ferme, sérieux, distingué.



La première fois que je l’embrassai, mon nez buta sur la bosse du sien. Nous aurions pu en conserver une certaine gêne mais en avons pris à contre-pied.
Ce clin d’oeil est devenu un jeu, nez contre nez "comme les maguettes", disait-il, comme les chèvres.
Lui, qui dans le passé détestait qu’on le photographia, s’y prêtait ensuite de bonne grâce. Il en fut ragaillardi et regagna en assurance. Ses attitudes restèrent modestes et souples, mais reprirent de la fermeté. Il me dit en confidence, en médecin et en homme heureux, qu’il avait renoué avec les plaisirs de sa masculinité au soir de sa vie, en de certaines maisons où je le déposais.
Et moi fier… Comme une maman devant la première carte de géographie de son fils.
Quand nous nous éloignions l’un de l’autre, j’aurais voulu l’emporter dans ma poche ou qu’il m’avale pour ne jamais être loin et poursuivre la conversation.
Attachement excessif, me disait-il, bien heureux quand même.
Il savait que jamais je ne le laisserais seul, ni ne le remettrais entre des mains professionnelles dans une institution, fut-elle la meilleure, si je restais seul à accompagner son grand âge. Il savait que je ferais tout pour son plaisir, pour son confort physique et moral, pour sa santé.
Voilà. J’étais mobilisé pour lui à temps plein.

Depuis qu’il avait pris sa juste place dans ma vie, je faisais l’essentiel pour moi et le plus possible pour lui. Je veillais à être en bonne santé pour lui éviter tout souci me concernant.
Mes projets pour Allègre étaient centrés sur lui et sur son pays natal. De même mon intérêt pour Nibas, Abbeville, la Picardie, sa vie, la famille Duflos.



M’être installé rue de Clichy, entretenir la cour-jardin, la fleurir, y attirer les merles et les moineaux par des miettes et des pommes, était pour lui. Quitter la moto pour une voiture, ce fut pour aller en Velay, en Auvergne, à Forges-Les Eaux ou ailleurs, mais ensemble. Au bord du Petit Lac, dans le Parc de Saint-Cloud, sur les bords de Seine, au Luxembourg, enfin partout où il aurait aimé que nous allions. Et même si dans les premières années il marchait seul pendant que je travaillais dans un café où il me rejoignait, c’était être avec lui. Au lever, acheter son journal, son pain. Relever son courrier, monter le lui porter ou attendre qu’il descende le chercher.

Au premier étage le parquet craquait sous son pas. Je reconnaissais le claquement de sa porte palière qu’il ouvrait ou fermait. Il descendait par l’ascenseur, ouvrait la porte de la cour des poubelles. Je le rejoignais.
Faits minuscules.
Faire nos courses, rue de Lévis ou au Lafayette-Gourmet, avec lui d’abord puis sans lui. Ses clémentines, les oranges du petit déjeuner, les fruits. Veiller à ce qu’il n’y ait pas de rompu dans les approvisionnements. Nos produits communs pour la toilette. Tous les samedis matins, ensemble nous rendre au parking en souhaitant que l’ascenseur ne soit pas en panne, sortir la voiture, tourner la Place de Clichy, descendre la rue d’Amsterdam ou de Léningrad devenue à notre joie rue de Saint-Petersbourg. Garer l’auto dans le vaste parking du grand magasin animé de chants d’oiseaux, traverser le hall, monter à Lafayette-Gourmet. Puis, toujours dans le même ordre, mon père de plus en plus appuyé sur le chariot qu’il poussait. Deux bouteilles de Bordeaux, un Camembert Le Petit et du Saint-Nectaire pour lui, du Cantal ou de la fourme d’Ambert pour moi, le beurre extra de Sainte-Mère Eglise, les oeufs, la salade, des fruits selon la saison, les cerises lorsqu’elles sont mûres et belles, le jambon, parfois une petite tranche de mousse de foie ou de terrine, le poulet, un peu de viande rouge, du poisson, des moules. Un billet de cinq-cents francs à la caisse. Le bonjour et quelques mots échangés avec le personnel qui reconnaissait les habitués. Ranger les achats dans un grand sac en papier épais décoré. Je tenais les paquets, lui sa canne, nous marchions l’un à côté de l’autre, revenions à la voiture rentrions par le même chemin. Dans le hall la boutique de cadeaux divers exhalait ses parfums de produits de beauté et de toilette.
Heureux tous deux. Simplement.


A partir de sa révélation nous nous sommes découverts comme deux petits nouveaux à l'école. Curieux. Etonnés.
Nourris du plus grand nombre possible de souvenirs communs, nous avions l’impression de nous connaître depuis plus longtemps.
Je désirais tant apprendre de lui.
Il avait tant à m’apprendre.
Ressentant que nous ne vivrions pas ensemble autant que les couples père-fils qui ne se sont jamais éloignés l’un de l’autre, avec le couvert familial, il souhaita que je lui dise le maximum possible de moi pour qu’il puisse me comprendre idéalement.
Ce fut ainsi, jusqu’à mes émois de petit garçon de moins de cinq ans à Ker Héol.
Pour qu’il dispose de moi comme de lui-même, je lui ai tout livré de moi. Je lui ai dit toute ma réalité. Rien de moi qui ne fut un livre grand ouvert pour lui. Délibérément transparent j’ai tout déposé devant lui alors que je ne savais rien de stable de sa vie cloisonnée.
Sauf le tréfonds de son âme, ses tendresses, ses solitudes, ses fragilités du Petit Timide.

Il m’aimait de son mieux mais non sans retenue, vigilant.
Je l’aimais sans retenue mais pas toujours du mieux qu’il eut fallu pour sa convenance. Le temps, son âge, le fit moins démonstratif. Dans ses yeux gris bleu se lisait tout ce que je rêvais qu’il me dise. Il n’avait plus besoin que je lui dise les choses. Il les savait. Il fallut que j’apprenne à apaiser mes sentiments, affection, tendresse, attention. Il avait surtout besoin de sérénité et, puisque nous n’avions pas pu être ensemble depuis ma naissance, il souhaitait vivre le plus longtemps possible et me donner son nom, le nom de mon grand-père.
Une différence entre les enfants et les grandes personnes est que les grands ne rêvent plus.
Ils calculent, se réservent, se préservent, s’entourent de précautions comme d’autant de barricades et trouvent cela confortable. Elles gardent pour elles-mêmes une part de leurs meilleurs sentiments. Les grandes personnes n’aiment pas les autres pour ce qu’ils sont et ne se donnent que du bout des lèvres. Se livrer corps et âme leur semble inutile ou dangereux. Ni l’un ni l’autre n’avons mis de limites à notre affection et attention.
La force de notre lien ne rendit contraignant « cet emploi à plein temps » qu’en de rares occasions. Il me restait les matins et les soirs pour travailler et penser à moi. Le vélo en faisait les frais, mais mes genoux en avaient décidé depuis longtemps.
Libre de presque tout autre lien je me fis une obligation morale de vérité envers lui, mais savais qu’attendre de lui la réciprocité n’était qu’utopie. 
Nous décidâmes de fêter le quatre de chaque mois pour marquer que c’était le quatre mars qu’il m’avait révélé notre lien.
Nous fêtions tous nos anniversaires et fêtes. Par chance ses trois prénoms nous offraient trois fêtes, et même plus en profitant des nombreuses saint-Pierre.

A cet âge il trouva la force de menacer son épouse de divorce si elle ne me faisait pas une place correcte.
Il ne me précisa jamais s’il lui avait dit pour quelle véritable ou fausse raison.
Nous trouvâmes l’habitude d’inviter Paule, sa cousine germaine à ses anniversaires pour amener son épouse à une attitude plus conciliante.

Pour que notre chemin aille le plus loin possible, il veillait à n’être victime d’aucun accident de la vie.
Signature de sa famille maternelle qu’on retrouve chez des cousins Pruvost, il avait la jambe gauche légèrement plus courte que la droite. Dans son enfance, nul n’avait songé à lui faire porter des chaussures dont les semelles compensent le petit centimètre de différence. Pour assurer son équilibre la nature et les ans avaient basculé son bassin et, en sens inverse, ses épaules. L’âge avait accentué cette dissymétrie.

Habitué de bonne heure à marcher en compagnie de son Père avec qui la parfaite complicité reposait beaucoup sur de longues marches côte à côte il ne semblait pas gêné par cette particularité anatomique.
Tant que, grand et svelte, il maintint la tonicité de son corps, cela resta peu visible. Mais sa position de travail, avant que les fauteuils modernes de dentisterie et le travail assis viennent la rationaliser, la fatigue, le tassement dû à l’âge, le moindre tonus musculaire, eurent raison de ses efforts pour se tenir droit. Il se mit à souffrir du dos, marcha moins.
La vieillesse venue, il semblait s’affaisser, l’épaule droite très basse. Lorsque son épouse lui répétait de se redresser, il me regardait et levait les yeux au ciel. Il avait entendu cela toute sa vie.
Il gardait son calme. Je ne l’ai jamais vu en colère.
Mais je l’ai vu touché par des propos injustes.
Y compris de mon fait.



Nous passions ensemble tous nos après-midis et allions le plus souvent nous promener.
Alors qu’il était encore fort bon marcheur, je ne l’étais déjà plus. De plus je ne pouvais pas négliger à ce point mon travail. J’emportais ce qu’il me fallait pour crayonner, écrire ou lire pendant qu’il marchait.
Selon la saison, le temps, son âge et son plaisir, je l’attendais dans la voiture, sur un banc, dans un café ou un salon de thé.
Quand nous marchions ensemble, le plus habituel était le Bois de Boulogne. Dès le printemps le parc de Sceaux avait sa préférence pour les cerisiers en fleurs. Lorsque le ciel était incertain, le Luxembourg lui rappelait ses années d’étudiant en médecine, ainsi que le salon de thé Pons, devenu Dalloyau-Pons.
Petit chocolat ou café accompagné d’un éclair au café.
Dans le parc de Saint-Cloud je l’attendais à La Grande Gerbe, La Grange aux Ecureuils ou aux 24 Jets.
Parfois nous choisissions la Maison du Chocolat.
Si nous étions en voiture je le déposais en bordure du Grand Lac et revenais vers la rue François Ier garer l’auto et m’installer dans le petit salon où Robert Linxe ne manquait pas de venir échanger quelques mots courtois. Si nous venions en bus, je descendais à la station voisine, sur le large trottoir dallé, et regardais le 32 l’emmener. La même ligne 32 le ramenait du Bois par la Porte de la Muette. Il entrait, saluait discrètement et s’assoyait en face de moi. Soupir après sa marche, tout sourire. J’avais commandé son chocolat. Une serveuse attentionnée l’apportait. Quelques petits biscuits ou un éclair au café l’attendaient. La lumière était douce. L’hiver la nuit tombait. Paris nous semblait aussi tendre et pétillant, chaud et délicieux, que l’affection que nous échangions.
Plus tard, raccourcissant les promenades, Angélina, rue de Rivoli, eut sa préférence.
Dès qu’approchait l’heure probable de son retour je regardais au dehors espérant l’apercevoir au débouché d’un buisson ou d’un angle de rue.
D'autres marcheurs pouvaient lui ressembler, de loin.
Mais à voir son pas il n’y avait plus d’hésitation possible.
Sa démarche n’appartenait qu’à lui, et si un petit défaut en était cause, il en tenait une part de son charme. Et un peu plus d’attachement encore.
Sa jambe droite un peu plus longue, son pied droit tourné vers l’extérieur, peut-être pour échapper plus facilement sur le côté, il avançait plus loin le côté droit, ce que compensait son bassin par une légère rotation.
J’aimais à le voir approcher ainsi, alternant un grand et un petit pas.
Quand je lui faisais l’aveu de l’attachement que cela faisait naître en moi, il me répondait que j’étais à la fois son fils et une mère pour lui… Une maman dont la vigilante observation ne laisse rien échapper de ce qui est propre à son enfant.
Quand il me parlait de son père, il ne le faisait jamais autrement qu’en disant « ton grand-père ». Il me racontait mille anecdotes de sa vie et de son caractère.
Ton grand-père était bien plus gentil que moi.
Petit, tu aurais aimé être auprès de lui.



Nous enveloppant, la place du grand-père Duflos était quotidienne, évidente et irremplaçable.
Ainsi m’avait-il habitué à aimer d’un seul mouvement, lui mon Père, mon grand-père, et son grand-père jardinier qu’il avait beaucoup aimé tant qu’ils étaient à Abbeville. Hormis son oncle Fernand, c’était la lignée paternelle qu’il me racontait prioritairement et avec le plus de détails.
Les jeux avec son grand-père Alphonse veuf depuis déjà bien longtemps quand il naquît et qui trouvait en lui espoir et tendresse. Peut-être n’avait-il pas souscrit à l’idée de sa belle-fille de donner le même prénom à ses deux fils ? Peut-être en aimait-il d’autant plus ce petit Maurice plein de vie et de demande d’affection. Sa petite maison, en briques comme les autres de cette région qui regarde vers le Nord, avait changé de numéro, mais pas de visage. Nous l’avions retrouvée, anciennement 69 boulevard de La République près de la place du même nom rebaptisée place du général de Gaulle.



De nouvelles maisons ont rempli une partie des espaces libres à son époque, rendant difficile de reconnaître les lieux sur lesquels il avait été photographié en compagnie de son fils, sa bru, ses neveux et son petit-fils en habits non différenciés fille-garçon comme c’était la coutume. Il est déjà fatigué mais sa canne, pour l’heure, lui sert plus à s’occuper les mains qu’à s’y appuyer. Canne d’une, chapeau de l’autre car il fait chaud à marcher, un épais paletot sur le dos. Une vie de jardinier, c’est lourd à porter pour les reins et les jambes.



Avec son percepteur de père, les longues marches en compagnie du commis de la perception. Il les accompagne parfois lors des moins longues de leurs tournées vers Nibas.
Fressenville, Feuquières, Chepy-Valines, Acheux, Franleu, Ochancourt, Arrest, Saint-Blimont, Escarbotin, Nibas.
De même autour de Quevauvillers et Poix-de-Picardie.
Autour de Forges-les-Eaux, Serqueux et Le Thil plusieurs années plus tard....
Toujours leurs statures au-dessus de nous, de la manière la plus paisible et protectrice, parce que c’était dans leur nature et dans la nôtre.

Même lorsqu'il fut très âgé et malade, même dans son fauteuil roulant que je poussais, il était le centre. Cette force paisible émanait de lui sans qu’il lui fut nécessaire de se tenir bien droit, de toiser l’entourage, de se pavaner ou de parler fort. Modeste. Discret. Solide.
Lorsqu'il surprenait une personne en flagrant délit d’orgueil ou de vantardise, l’œil coquin il me glissait à l’oreille "ton grand-père aurait dit, toutes ses côtes sont à lui..."

De quelque promenade il revienne, et où je l’attende, un sourire, un tout petit geste de la main, à son tour il m’avait reconnu, il arrivait. Détendu par sa marche, joyeux, il racontait. On lui apportait son café. Bavardage gentil. Eternelle bonne humeur.
C’était si simple.
Mais, assombri parfois, rendu pessimiste par la place que madame me refusait.
Que savait-elle du passé de son époux ? Qu'avait-il dit ou caché ?
Quatre ans pourtant avant leur mariage.
Que lui avait-il refusé pour qu'elle ne se calme jamais ? Craignait-elle que je réclame quelque chose ? Que je me place en concurrent de ses petits neveux et nièces ?
Je n'avais besoin de rien que je ne me fusse offert moi-même. Ma fierté bretonne aurait suffi à me mettre à l'abri de la moindre concupiscence. A trente-cinq ans je n'avais nul besoin "de l'argent de poche de papa" !
De son affection, oui, et immensément. A l'excès.
D'affection ? Il en débordait ! J'étais comblé.

Pendant ces vingt années partagées, je n’ai que trop rarement su trouver assez de sérénité pour me hisser au-dessus du quotidien hostile.
Lire le bonheur là où il était écrit.
En cela je n’ai pas su l’accompagner, marcher à son pas.
Je l’ai privé d’une part de son bonheur. Celle de me voir tout à fait heureux.



Il prit une canne, celle du grand-père Duflos, plus tôt que de nécessité. Il m’apprit à prendre sa tension, à suivre son traitement médical, sa santé, son approvisionnement en fruits, légumes et autres, et à l’aider dans sa toilette et sous la douche.
Cela me parut impensable a priori. Me troubla. Puis devint un des mille gestes de la semaine.
Chacune des sages décisions qu’il avait prises se révéla précieuse lorsqu'il fut malade.
Il me trouva alors parfaitement rodé à m’occuper de lui comme cela lui convenait le mieux et sans nulle gêne ni appréhension. Tant d'une part que de l'autre.

Si un trait de son caractère demeurait sans le moindre changement, c’était bien ses taquineries. Son répertoire en était fort vaste et divers. Il y  en avait de toutes sortes pour toutes les circonstances. Le temps nous était trop compté pour que nous souscrivions à toutes les bienséances sociales.
Nous avions assez attendu de faire comme tous les pères et fils, jouer ensemble.
Déjà nonagénaire, entrant dans un restaurant, au maître d’hôtel de façon qu’il nous choisisse une place discrète : "S’il vous plaît, mettez-nous dans un petit coin, je bave"...
La tête du maître d'hôtel se demandant si c'était vrai ?
Gagné !
Nous étions placés dans un petit coin. Nous pouvions papoter à notre guise.
Après avoir goûté l'andouillette purée de la Brasserie Lorraine, et juste assez fort pour que les voisins entendent, comme en salle de garde "Elle est bonne, elle sent la merde !"
Ses jean’s, ses chemisettes col ouvert, ses petits blousons et ses blagues de potache révoltaient notre ami André Gaillard-Pygmalion qui, lui, n'eut jamais dit la moindre des grossièreté qui lui étaient quotidiennes, comme par une estudiantine provocation.
"Allons, docteur, vous ne devriez pas vous habiller ainsi, ce n’est pas digne d’un monsieur comme vous !"
Le voilà en joie se tapant sur les cuisses.
Huit ans, ou huit ans seulement, les séparaient, mais bien plus, toute une génération. Jamais un mot vulgaire chez l'un, tout un vocabulaire de salle de garde chez l'autre...

Plus tard il souhaita que je tienne son bras pour assurer sa marche. Il marchait à ma droite car sa meilleure oreille était la gauche. Pour le maintenir, je passais mon bras droit sous son bras gauche, le tenant par l’avant-bras. C’était naturel et discrètement affectueux.
Quand nous marchions côte à côte, il glissait son bras gauche pour m’attraper la main. Souvent aussi dans la voiture quand il mettait le bras sur l’accoudoir central. Petite vengeance de sa part contre la société qui n’aime pas qu’on s’aime malgré elle. Ce geste symbolique était plus profond qu’une simple taquinerie.
Notre réponse à la peur de nous perdre, sans provoquer, mais quoi qu’on pensât de nous et de nos âges. 
Parfois je laissais juste le bout de mon index au creux de sa paume. Pour attirer mon attention, me faire comprendre quelque chose discrètement, ou juste par jeu, il serrait. La pression, douce ou forte, maintenue ou répétée à petites touches, était un langage par lequel passait entre nous l’essentiel comme le détail.

Quand il fut au plus mal, ses mains et les miennes continuèrent de se parler alors que sa voix s’était tue et que son regard peu à peu s’effaçait.

Comme pour le rappeler, le ramener à nous, mais vainement, j’ai serré doucement ses pauvres mains pâles.
Mais à peine, à peine.
Deux infirmiers, Ali et Billy étaient entrés. Ils partageaient avec nous cet indicible passage.
Tous trois les yeux concentrés sur son visage.
Le second, tout jeune, grand, costaud, me dit avec une douceur aussi légère qu’une âme :
Non... non... ne le secouez pas...
Laissez votre papa partir... doucement...

Il est parti.
Doucement.

Doucement.
Je n’ai pas osé le prendre dans mes bras.
Simplement pas osé.
Intimidé.
Toute familiarité devenue incongrue dans le sublime de cet instant figé.

J’avais souvent rêvé de l’emporter avec moi où que j'aille, ou qu’il m’emporte avec lui où qu'il aille. Je suis si profondément imprégné de lui que je ne sais, de lui ou de moi, lequel va continuer à vivre. Celui-là vit pour deux.

Au fond de lui-même détaché du matériel des choses.

Remercier tous les infirmiers, médecins de haut ou de moindre rang, qui nous assistent dans ces moments de peine, qui sont les derniers, et mettent de côté leurs propres souffrances.
Quand nous partons, ils restent.
Ils demeurent et recommencent auprès d’une autre vie.
Qui s’échappera, elle aussi.
Au moins les remercier.



NOTES.

Pendant les hospitalisations dues au mal qui l'emporta, je notais l'état de mon père jour par jour, heure par heures. Quand nous nous parlions nous nous appelions par nos prénoms ou par nos diminutifs. Sa famille me parlant de lui, de façon naturelle ou pour que mon illégitimité ne soit pas oubliée, il m'était désigné par son prénom. Lorsqu'il me parlait de ma famille de Bretagne, il disait "tes parents". Dans mes notes je le désigne parfois par son prénom, Maurice.

Sa tension est équilibrée depuis 1995 par des alpha-bloquants. Il me prête la chambre qu'il possède au sixième étage de son immeuble. Il m'évite ainsi une partie de mes aller-retours à Auteuil. En 1998 j'achète un studio au rez-de-chaussée de façon à être en permanence à portée de sa main.
Il est sorti épuisé de l’hospitalisation de son épouse à Bichat d'avril à la fin juillet 1997, suite à une chute. Il a tenu à ce que nous allions tous les jours à l’hôpital de treize à dix-neuf heures outre des examens certains matins, sauf le 5 juin où je l’ai accompagné chez son propre médecin rue Lecourbe.

1998, décès de M. Caroff à Pont L’Abbé. 1999 ma mère vend la maison de l'Île-Tudy où j’avais imaginé prendre ma retraite le moment venu. 2000, décès de ma Mère à Brest.
Décembre 2000, achat de la maison d’Allègre. Ruine plus que maison.

24 décembre 2000 il est essoufflé et nerveux. Il lie cela à son âge et à un défaut du chauffage. 28 décembre, il accepte un rendez-vous chez sa cardiologue qui diagnostique un trouble du rythme cardiaque avec frottement, et le fait admettre en urgence en cardiologie à Lariboisière. Première hospitalisation à Lariboisière du 28 décembre 2000 au 11 janvier 2001. Service d’urgences, puis service Laubry, puis service Soulié.
Diagnostic : péricardite entraînant un trouble du rythme. Il réagit très bien aux médicaments, mais sort de cette première atteinte amaigri et fatigué. Régime allégé en sel. Sa cardiologue suit l’évolution du rythme et l’élimination du liquide. La marche lui est conseillée, dans la mesure de son âge. Les médecins confirment qu’elle lui a toujours été bénéfique, ce que contredit son épouse.

Le médecin ne sait pas précisément quelle est l’origine du liquide. L’état général de Maurice est excellent et ne nécessite pas d’autres investigations que celles de son hospitalisation. Il n'y aura lieu d’être inquiet que s’il se produit une récidive. Je vais trois fois par jour à l’hôpital, pour aider Maurice à faire sa toilette et à prendre ses repas. J'emmène son épouse en voiture.
15 janvier 2001 : première visite de contrôle. Le rythme est encore instable, le frottement est encore audible, léger essoufflement.
26 janvier : deuxième contrôle. Amélioration. Première sortie l’après-midi.
29 janvier : échographie à la clinique Bizet. L’épanchement a disparu.

A compter du 5 février nous reprenons une vie quasi identique à ce qu’elle était avant la péricardite. Maurice marche moins. Il se fatigue plus vite et résiste  moins à ses douleurs lombaires. Ses pieds tendent à enfler en fin de journée. Je le masse et surélève les pieds de son lit.
Le 2 mars 2001 je note sa fatigabilité. Le 8 mars je le trouve Maurice de nouveau essoufflé, ce qu'il met sur le compte d’un rhume.
13 mars je demande à sa cardiologue, Mme Herrbach de passer le voir. Pour mieux respirer, il aurait ouvert la fenêtre la nuit précédente alors qu’il faisait froid.
14 mars : radio à domicile. Récidive de l’épanchement dans la plèvre, autour des poumons.

Du 15 au 22 mars : deuxième hospitalisation à Lariboisière, service Grisolle, pour épanchement pleural. Première ponction pleurale le 16 mars : 1,6 litre.
Le liquide est rouge sombre. Le médecin me montre le bocal qui s’est rempli, mais en le plaçant derrière le dos de mon père pour le lui cacher parce qu’en tant que médecin il aurait compris la gravité de son état. La couleur normale de ce liquide en cas de pleurésie due à un coup de froid est jaune citron. La présence de sang trahit une origine tumorale.
Dès ce 16 mars je connais l’origine du liquide pleural.

Une tumeur est identifiée. Sa nature maligne reste à démontrer.  Maurice s’oppose à une biopsie d’autant qu’avec les médecins nous avons choisi de ne pas lui dire la vraie raison de cette recherche. Il pense que c’est en vue d’une opération chirurgicale. Comme il ne connaît pas la vraie origine de sa pleurésie, il continue de penser qu’il a pris froid. Jusqu’en septembre il en sera convaincu et son épouse aussi.
Je commets l’erreur d’essayer d’expliquer le diagnostic à son épouse. Mais imperméable à ce qui est pourtant la réalité elle me prend en grippe et s’opposera à moi jusqu'au 21 septembre.
22 mars 2001. Sortie de l’hôpital. Il a perdu 10 kilos depuis janvier. Régime sans sel strict. Les médecins m’ont prévenu que le liquide pleural se reformera mais on ne sait pas à quel rythme. L’état cardiaque est redevenu absolument normal. Les médecins y voient un signe de bon état général. Maurice est sorti avec un moral moins bon qu’en janvier. Il ne reprend les sorties de l’après-midi que le 21 mai.

7 septembre 2001. Il a de nouveau le souffle court. Le 11 septembre les radios montrent que l’épanchement s’est reformé. 12 Septembre 2001 : premier séjour à la clinique Bizet en service de pneumologie, chambre 316. Le Dr Herrbach y exerce. Le confort moral de Maurice y sera meilleur. Ponction : 1,1 litre. Examens pour chercher si des métastases existent dans le foie ou la vésicule. Deux calculs vésiculaires sans gravité sont détectés.
14 septembre 2001 : un scanner à la clinique du Val D’Or, à St Cloud révèle que la tumeur s’est agrandie et qu’il y a des métastases. Un compte rendu explicite m’est remis le 15 Septembre.



Ce n’est qu’à ce moment que je demande à mon père s’il souhaite que je lui explique ce que les médecins m’ont dit.
Il demande que je lui dise toute la vérité.

Ce que je fais en remontant au jour où les médecins me l’ont fait comprendre, le 16 mars.
Une immense incrédulité se lit dans ses yeux. Tous les examens médicaux dont il avait connaissance lui donnaient un coeur en excellent état, aidé par une légère médication. Ce qui était vrai. "Un cancer, à mon âge..."
Sortie de la clinique Bizet le dimanche 16 septembre.
Mercredi 19 septembre, clinique Bizet : examen avec l’anesthésiste.
Jeudi 20 : bronchoscopie.
C’est ce jour-là que je téléphone à 17 H à son épouse pour lui expliquer l’origine des épanchements successifs, qu’elle m’interdit de prononcer le mot cancer et me reprend en grippe.


Maurice et sa nièce la convainquent, sinon de me porter dans son coeur, du moins de me laisser l'aider pour leur bien commun. Outre sa grave maladie, je demeure triste, pour Maurice, et révolté que madame s'autorise à penser qu’il n’aurait pas compris ce qu’il avait. C'est nous, ses médecins et moi, qui lui cachions le diagnostic. A cette époque il ne pouvait pas deviner l’origine de son mal car nous lui masquions tout ce qui pouvait le lui faire comprendre dans le but de préserver son moral.

Tolérant et patient, plus soucieux de son entourage que de lui-même, Maurice avait besoin de l’affection qui lui avait manquée dans les premières parties de sa vie.
Il a toujours souffert moralement qu’on lui ait donné le même prénom d’usage qu’à son frère aîné. Lire Maurice Duflos sur la tombe familiale de l’ancien cimetière de Nibas a été une souffrance dont il avait besoin qu’on tienne compte, même au soir de sa vie.
On pourrait dire qu’il avait besoin d’être aimé pour deux.
Sa mémoire ne doit pas être amoindrie par des idées inexactes et ne réclame que le meilleur de son entourage. Son petit-neveu Vincent sera peut-être un jour fier sinon heureux de partager le souvenir triste, dur mais vrai des souffrances de son oncle qui l’aimait beaucoup.

Mon père, ses médecins et moi optons pour une douloureuse stratégie. Il a peur d’étouffer de façon de plus en plus fréquente et grave. Pour échapper à ce tragique destin et hâter l’issue, nous convenons d’arrêter ce qui soutenait son coeur. Le régime sans sel et les médicaments sont arrêtés. Dramatique bonheur, nous lui achetons dès ce jour tout ce qui lui fait plaisir. Pain de qualité, gâteaux, fromages et petits plats soignés. Pieds et chevilles se remettent à gonfler. La raison en est évidente.
Mais voilà que son épouse redoute que la maladie de Maurice soit contagieuse et se transmette à elle... Maurice doit donc supporter, outre son mal bien réel, celui imaginaire de son épouse.

Son épuisement s'accroît.
Vendredi 21 septembre. Grâce à intervention de sa nièce, Maurice obtient que cesse l’obstruction qui m’était faite par son épouse depuis mars. Il faut cependant tout négocier, mais je peux enfin l’aider efficacement. Location d’un fauteuil roulant pour ses déplacements y compris dans l’appartement. Toilette, habillement, repas...
Le 22 septembre il obtient de son épouse de pouvoir installer son lit dans le salon du piano pour mieux se reposer et dormir quand et comme il en a besoin. Le lundi 24 septembre : avec l’aide de sa nièce et de ses petits neveux, le transfert se fait avec un minimum de perturbations. Epuisé, dans le fauteuil de son salon, Maurice nous regarde faire.
J'achète un biper pour qu'il puisse m’appeler, et un micro me permet d’entendre ses bruits et sa respiration depuis le studio où j’habite, juste en-dessous de lui. Dès lors Maurice m’appelle par bip et tous les déplacements se font en fauteuil, jour et nuit. Je monte pour chacun de ses besoins. Ainsi nous sommes rassurés et tout se passe en sécurité, sans risque de chute. Je le porte pour passer de son fauteuil roulant aux autres sièges ou au lit, puis inversement.
Dans la nuit du 24 au 25 septembre, grâce au petit micro que j'ai placé sur sa table de chevet, j'entends les bruits anormaux et sa respiration haletante. Je monte et le trouve sur le dos en travers de son lit. Pour me laisser dormir, il a tenté de se lever seul et n'y est pas parvenu.
Mercredi 26, ponction, gaz du sang, échographie : 1,5 L.
Samedi 29 septembre, ponction : 1,2 L.
Dimanche 30 septembre : mon père ne peut plus m’aider en se sustentant sur ses jambes pour passer par exemple de son fauteuil au siège des toilettes. Il pense à une parésie des jambes ou à l’épuisement.
Mardi 2 octobre 2001, ponction à la clinique Bizet : 0,6 L. Mais le médecin pense qu’il peut s’être formé des poches différentes et qu'il reste encore du liquide.
5 octobre : ponction avec examen. Oxymétrie : mesure, par un appareil gardé toute la nuit, du taux d’absorption de l’oxygène par son organisme.
Difficulté d’élocution, peut-être parésie du bas du visage, et épuisement de plus en plus patent.
Dès ce moment je dors sur un matelas posé à côté de son lit. Je descends à mon studio dans la journée. Il me bipe quand il a besoin que je remonte.

Vendredi 5 octobre. Ponction :1,45 litre. Mise en place d’un drain d’aspiration à la clinique Bizet, destiné à éviter les piqûres faites lors de chacune des ponctions, de plus ne plus rapprochées.
L’état respiratoire de Maurice est jugé critique. Devant le danger de se retrouver à domicile sans installation médicalisée en pleine détresse respiratoire, Maurice qui avait dit préférer être a son domicile pour son dernier soupir reconnaît qu’il vaut mieux rester à la clinique entouré du personnel et des appareils d’intervention, dont l’oxygène. 
Installé dans la chambre 213, Maurice demande qu’on m’y ajoute un lit car il se sait« dépendant » et préfère que ce soit son fils plutôt que le personnel qui l’aide pour ses repas, la toilette, etc. Je reviens à la maison le soir prévenir sa famille, chercher mes affaires, et retourne à la clinique.

Une personne de la clinique prend les contacts nécessaires pour que soit installé dans son appartement un lit médicalisé avec assistance respiratoire et oxygène, ce qui nécessite une autorisation à cause des risques de mauvaise utilisation, d’explosion, et peut-être du Plan Vigie-Pirate depuis le 11 Septembre.
Cette installation est fixée au Vendredi 12 octobre, ce qui m’inquiète car l’état de Maurice me semble critique. Il ne parle plus et me fait comprendre par gestes ce qu’il veut.

Vendredi 5 octobre, après-midi : essai de collage des bords de la déchirure de la plèvre par laquelle le liquide entre. Maurice souffre un peu à l’endroit du drain : il est question de lui administrer un calmant à base de morphine.
Maurice donne aux médecins une émouvante et forte preuve de sa lucidité et de sa compétence. Comme il ne formule plus de phrases il me fait comprendre et dire aux médecins présents que la morphine risque de le plonger dans une dépression respiratoire qui pourrait lui être fatale.
Les médecins lui donnent raison et tiennent compte de son opinion.

Samedi 6 octobre. Mon père dort sous l'effet prolongé des calmants et ne sort du sommeil que l’après-midi. Le drain maintenu mais sans aspiration ponctionne 1,6 litre. Maurice redonne aux médecins une preuve de lucidité et de compétence de médecin en déconseillant, du regard et de la main, l’usage d’un sédatif qu’on lui donne quand même. De fait il passe une nuit agitée qui le désoriente et le fatigue.
Dimanche 7 octobre : fatigué par sa nuit. Sous oxygène. Maurice sera encore plus épuisé l’après-midi, agité, dyspnéique, à demi conscient. Il ne parle plus et me fait de petits signes de la main, ou des doigts, pour me dire ses besoins basiques. Il ne supporte plus le moindre vêtement, linge ou drap sur sa poitrine.

Lundi 8 octobre 2001.
La boite du drain est pleine. 2 litres. Maurice est à demi conscient depuis la veille. Il ne souffre pas. Une surveillante a réservé du matériel pour médicaliser son domicile.. Elle annonce que tout sera livré avant le 12 octobre et que la sortie est possible. C'est folie ! Elle n'en démord pas. Je cours partout pour trouver les médecins et heureusement, très humain, le Dr Baldeyrou annule la sortie.
16h45 : mon père est livide, inerte. Je sors chercher une infirmière ou un médecin. Des personnes sont déjà au bureau des infirmières. Je n’ose pas passer devant elles. Quand je peux toucher une infirmière et revenons à la chambre, Maurice est parti.

On dit qu’il n’est pas possible de remonter le temps en arrière.
Quand il a exprimé son dernier souffle, je n’étais pas à côté de lui !
C’est un manque irréversible.
Définitif.
Pas entre Lui et moi, il ne me le reprocherait pas.
C'est entre moi et moi. Définitivement.




Bribes de généalogie...


Je ne tiens de mon Père que quelques fragments de la généalogie de la famille Duflos et n'ai pas pris la peine de remonter le temps...

Nous ne remontons qu'à son grand-père et sa fratrie.
Marie-Alphonse Duflos (1837-1923, ci-dessous) habitait Abbeville. Il avait un frère, Alexandre et trois soeurs, Hermine, Ozithe et Julie.
Leurs parents furent peut-être Jean-Baptiste Duflos et Joséphine Damiens ?

Ozithe Duflos ne se maria pas et resta sans descendance. Le grand-père Duflos racontait qu'âgée, elle disait "je passe cent" quand on lui demandait son âge.
Hermine Duflos épousa Victor Doliger, apparenté aux Yvert-Tellier des timbres Poste. Ils habitèrent une petite maison de bois du quartier Saint-Gilles d'Abbeville (peut-être une maison reconstruite en bois après les destructions de la guerre). D'après mon Père, ils n'eurent pas de descendance.
Julie Duflos épousa monsieur Delahaye, boucher à Escarbotin où iIs habitèrent "le catieu Julie" qui deviendra la mairie. Ils auront un fils, Gaston Delahaye qui épousera Berthe Acoulon. Ils n'auraient pas eu d'enfant.

Alexandre Duflos épousa une demoiselle d'origine anglaise avec qui il vécut à Montreuil-sur-Mer. Ils eurent deux filles, Hélène et Marie, cousines germaines de Pierre Duflos.
Hélène Duflos qui épousa Léon Cléré, de Nibas, inspecteur des Postes. Enfants ?
Marie Duflos, épousa Nicolas Roussel, agriculteur au Bois-Jean. Ils eurent deux enfants, Paul et Pauline.
Paul Roussel prit la suite à la ferme du Bois-Jean et eut deux enfants, d'où descendance.
Pauline Roussel fit un premier mariage d'où descendance ? Puis elle se remaria à Armand Leblond. Ils eurent André Leblond et Marguerite Leblond qui aurait épousé Georges Fauconnier, d'où descendance au moins d'André Leblond. Pauline Roussel était la marraine de mon Père.


Marie-Alphonse Duflos (1837-1923) épousa Mathilde-Clémentine Leduncq, fille de Jean-Baptiste Leduncq et Clémentine (?) née à Doudelainville. Ils eurent un fils unique, Pierre-Alphonse Duflos, dit Pierre Duflos.
Pierre-Alphonse Duflos, né à Huppy-Somme le 2 août 1869 et décédé le 30 mai 1946 à Alençon, épousa Berthe-Camille-Julie Pruvost le 7 avril 1902 à Nibas alors qu'il était jeune percepteur des impôts au Puy-en-Velay. Son épouse avait un frère, Fernand Pruvost, époux de Marthe Bellebouche, que Pierre Duflos surnommait "belle humeur"... Fernand Pruvost, futur maire de Nibas, fut le parrain de mon Père. De ce mariage était née Paule Pruvost, cousine germaine de mon Père, sa "cousine Paule", qui épousa (1) monsieur Duminy puis (2) monsieur Zehnacker. De son premier mariage descend Jean-Paul Duminy d'où descendance (Stéphane ?).
Pierre Duflos et Berthe Pruvost eurent Maurice-Albert-Alphonse qui naquit en 1903 à Saint-Pal en Chalencon et y décéda vingt mois plus tard en 1904.
Maurice-Fernand-Pierre Duflos, leur second fils, naquit à Allègre le 7 novembre 1906 et est décédé le 8 octobre 2001 à Paris, mon Père.

Il y a des descendances officielles des soeurs et frère de Marie-Alphonse Duflos, dans les familles Roussel, Leblond et Duminy... Peut-être en lignée Cléré et Delahaye. Et descendance naturelle non reconnue Duflos.




A la fin d'une histoire...

A la fin d'une histoire ou au bas d'une page, on tire un trait.
Un trait bien droit le long d'une règle en bois, ou un trait à la main, aussi propre qu'on peut.
Ou rapide, comme par indifférence.
Par insouciance peut-être.
Un trait qui suit l'imperfection du geste, la fatigue de la main, l'âge, les reliefs du papier ou de ce qu'on a laissé dessous et qu'on regrette, mais trop tard, d'avoir oublié d'enlever.

On tire un trait.
Ou pas.
Ou seulement si on peut.

Quel âge avez-vous ?
Soixante-dix ans.
Ah c'est jeune encore !
J'ai l'âge que je peux, celui que je me sens.
La plupart du temps une pudeur montant de je ne sais où, m'empêche d'expliquer.

Accompagner ce Père exceptionnel a comme tiré un trait au bas de ma page.
Si ce n'était pas le sublime, cela en avait tout l'air.
Sublimement difficile de porter Sa révélation.

Que peut la vie de tous les jours face à ce niveau-là ?
Comme par une gomme, la suite est effacée. Non parce qu'Il n'est plus là. Parce que sans lui manger et boire, regarder, écouter, aimer, rester ou partir, n'est plus que manger, boire, regarder, écouter, aimer, rester, partir, à demi.
Vivre n'est plus que vivre à demi.
Si ce n'est pour partager avec lui manger, boire, regarder, écouter, aimer, rester, partir, il n'est que d'inutile.
Les bonheurs sont partis.

Une douleur m'avait alerté, à la poitrine et la mâchoire, et une brusque fatigue, un vide. Je portais mon père et ne pouvais le lâcher. Je l’avais serré entre la cloison et moi le temps de me ressaisir. Lisant dans mes yeux, il s’en était aperçu et avait aussitôt compris. Nos yeux s’étaient tout dit. Depuis, les efforts et les émotions, m’épuisent et m’essoufflent. J’ai mis mes affaires en ordre et testé.

Précédemment, par des codicilles écrits et signés de sa main, mon père avait fait connaître sa volonté qu’il me destinait son piano, la commode de son grand-père, sa canne. S’ils exprimaient sa volonté, ses codicilles n’avaient aucune valeur juridique. Ils ne pesèrent pas leur poids de papier aux yeux de son épouse qui les balaya de son mépris. Il me fut facile de n’avoir pour madame que réciprocité.

Réfléchissant aux années qui allaient venir sans mon père, je pesais le pour et le contre de chacun des havres pouvant m’accueillir.
La rue de Clichy où je m’étais installé en accord avec mon père pour être à portée de main en cas d’urgence perdait le plus beau de son sens si je n’entendais plus son pas sur le plancher au-dessus de moi.



Transférer mon travail et changer ma façon de vivre s’est fait sans aucun regret grâce à l’affection réciproque qui me liait à lui. Mais ce qui est bonheur peut devenir pesant quand le coeur n’y est plus et qu’on ne se sent plus souhaité.
Auteuil était ma maison depuis avril 1976 et un jour de doux soleil doré, voilé, comme Paris sait les imaginer quand on est heureux. Pas de vis à vis, des arbres, un quartier aéré. Le vélo y agrémentait ma vie comme la marche pour Maurice.
La Bretagne a ses racines au fond de mon cœur. Mais comment y porter le nom de mon père quand un autre père m’avait donné un autre nom connu de tous ? Ma mère ayant tranché ces racines, nul retour ne m’a paru possible.
La Picardie et la Normandie étaient porteuses du plus grand nombre de sites où avaient vécu les Duflos, d’Abbeville à Rouen, de Cherbourg à Boulogne, de Huppy-Somme à Nibas. Forges-les-Eaux.
Allègre, pays natal de mon Père où le grand-père Duflos a travaillé, me ferait une grande famille où à terme je me retirerais volontiers quand la maison en ruine que Maurice connaissait sur photos serait restaurée.
Je finis par choisir le gîte le plus symbolique de mon père qui avait tant souhaité me le faire connaître et aimer.
Celui de son premier cri d’enfant.



Soixante-dix ans, c'est jeune encore !
On ne peut mesurer sa vie qu'une fois arrivé non loin de sa fin.
J'acceptais mais ne comprenais pas ce que voulaient dire les Anciens parlant de la brièveté de la vie.
Je les comprends mieux maintenant. Mais ma vie, je ne peux la regarder qu'à travers le filtre de ce que j'ai vécu avec mon Père. Le sublime de cet écran efface les reliefs qu'elle put avoir.
Je devrais retenir autant de bon que de mauvais.
Si mon Père était à côté de moi, il me ferait reconnaître la vraie valeur de ce qui fut bon.
Il me pardonnerait mes fautes, que je ne sais que me reprocher.

Mais seul.
Seul, une dizaine d'instants difficiles me reviennent que je ne parviens jamais à remiser derrière l'essentiel. Que je ne parviens pas à oublier. Des hontes, légères peut-être, mais que le souvenir alourdit au point que je ne sais plus les porter. Colères ou maladresses d'enfant. Stupidités d'adolescent sans repères. Injustices d'adulte ou propos mal mesurés. Amours point trop mais mal données.

Tu ne m'aimes pas trop, mais pas à la bonne mesure, me répondait mon Père quand je m'inquiétais de savoir si je me comportais comme il fallait.
Je ne savais pas l'aimer. Je n'ai jamais su aimer à la mesure qui convient.
Ni trouver la bonne distance en quelque relation que ce soit. Travail. Amitié.

Il avait quarante ans quand je suis né. Mais il ne savait pas que j'étais né.
Quand il m'a dit qu'il était mon Père, quarante années m'ont sauté à la figure.
Cela eut pu être quarante ans d'absence, d'indifférence, de reproches voire de colère ou de détestation.
Nous nous connaissions déjà, et depuis une bonne dizaine d'années, mais pas sur ce registre.
Ce qui s'est rassemblé en une boule d'émotion était le total de ce que je pensais de lui en bien, tout ce que j'avais d'amitié pour cet intime de Pygmalion.
Comme un soleil, cette boule d'émotion, m'a envahi, non comme un soulagement, ni comme un bonheur, comme la surprise que peut ouvrir un monde éblouissant, suffoquant, qu'on ne soupçonnait pas et que j'ai instantanément confondu avec un paradis de jours définitivement merveilleux.

Je l'aimais bien, déjà, puisque Pygmalion ne disait que de positif de lui.
Soudain je l'aimais démesurément et agrippais sa main par peur de...
Par peur de le reperdre alors que je ne l'avais jamais connu sous cet angle.
Par peur qu'il s'en aille en quelque Viet Nam.
Par peur de rester sur la plage en regardant s'éloigner son bateau comme venait de s'éloigner celui de Pygmalion.



Il me disait je suis ton père.
J'entendais je suis Ton Père.
Nos sentiments l'un pour l'autre étaient dissymétriques dès la première seconde.
Présent en pointillés.

Peut-être ne souhaitait-il que continuer l'amitié qu'il mesurait à sa façon, sans aller au-delà. Par cet "aveu" j'entendis une immensité de promesses qu'il ne faisait pas.
Pour moi s'ouvrait l'Intime au sens absolu de Saint-Augustin. Sans limite.

Il découvrit rapidement le malentendu mais n'en dit rien.
Ce n'était pas une nouveauté, pour lui. Des malentendus, des sous-entendus, il en cultivait depuis sa jeunesse.
J'avais peur qu'il me quitte comme je m'étais senti quitté depuis mon enfance.
Il s'était bien juré qu'il cacherait toujours la mesure de ses sentiments. Dès sa propre enfance, il s'était senti aimé pour l'autre Maurice, et avait bien compris que les sentiments peuvent être des masques ou des mensonges. 
Parce que vivre à coeur découvert expose à des déconvenues.
Il savait "faire avec" sur la longue distance de toute une vie.

Mesurant le malentendu, il garda sa découverte pour lui, comme un levier dont on peut avoir besoin un jour. Il n'en eut jamais besoin, mais au début de notre route il ne pouvait pas le deviner. Quant au moment de s'en aller il glissa "Quelle perte ça va être pour toi" il mesurait d'une même pensée la différence de nos sentiments.
Les siens se pesaient en qualité, en justesse.
Les miens ? Comme le vent, le brouillard, l'ignorance, l'incompétence.
Des années plus tard, quand je lui faisais de petits cadeaux, mon voisin berger, René, touchait du doigt la même inadéquation par " C'est mal à propos".

Cette inadéquation qui m'habite toujours m'empêche non de remplacer mes Chers Disparus, mais de les placer à leurs justes places, hautes, belles et aimées. Mesurées.
Je leur crie que l'amour ne se mesure pas !
Ils me regardent en souriant tendrement, navrés "Le p'tit n'a encore rien compris..."

Les fêtes de fin d'année me le rappellent. Je refuse les invitations. J'aimerais bien être tout près de ceux qui m'invitent avec chaleur et tendresse. Mais je ne le peux pas.
Parce que mon amour pour Ceux qui sont partis m'en empêche.
Accepter l'invitation des jeunes et vivants me semblerait s'intercaler entre Ces Chers Disparus et moi.
Ils comprenaient bien mieux que moi qu'accepter un invitation à une fête n'est pas trahir notre lien. Que je devrais l'accepter. M'y amuser. Ils m'y inciteraient. Ils m'y ont incité.
Je ne peux me défaire de l'idée qu'ils font passer mon plaisir avant le leur.
Peut-être cela leur fait-il plaisir que je reste près d'eux, mais ils ne le disent pas.
Ils ne veulent pas m'obliger, peut-être.
Mais je ne sais mesurer ni le vent, ni l'amour que je leur dois.
Ni l'ignorance à cause de laquelle je ne sais pas placer là où il le faudrait l'amour que j'ai pour eux.
Si je dis qu'ils sont mes Dieux, on me jugera excessif.
Ce qui me relie à eux est de religion (religare).
C'est envers eux un lien d’intelligence, de diligence, d’élégance (relegere)
De distinction. Non point de crainte quelle qu'elle soit (superstition).
On peut mesurer la connaissance.
Pas les sentiments.
Surtout pas l'amour.

Cependant Il me disait,
"Les gens n’aiment pas autant que tu le crois".




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